Cette voix qui a inspiré Catherine Breillat
- Julie Beaulieu
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      Commentaire ou prise de position ? Discours subjectif ? Voix intemporelle ? Quel rôle joue cette voix de la souffrance originelle, féminine ? Il importe à ce stade de la réflexion de faire la distinction entre la voix off et la voix over. « La voix off partage avec la voix over d’avoir sa source non visualisée ; elle est distincte de la voix over en ce qu’elle est accessible au(x) personnage(s) visualisé(s). Ce sera par exemple la voix du personnage hors-champs qui répond au personnage visualisé » [14]. La voix qui  porte cette parole incantatoire d’Anatomie de l’enfer, et qui en cela rappelle celle des courts métrages Césarée, Aurélia Steiner et Les Mains négatives, adaptés par M. Duras de ses propres textes rédigés comme de longs poèmes en prose, n’est pas accessible aux personnages. C’est une voix qui, comme dans le cinéma durassien, s’avère inconnue, parfois mystérieuse, voire intemporelle, originelle. David Vasse explique :

 

Dans Anatomie de l’enfer, la parole n’a plus qu’un statut incantatoire, elle exsude de la blessure originelle d’un poids de corps livré à la plus profonde solitude. Elle ne crée pas du dialogue, au sens de l’échange verbal traditionnel, mais un télescopage de deux discours inspirés d’un mode d’existence sexuelle radicalement opposé et qui retranchent ceux qui les profèrent dans leur camp respectif. Puisque la parole naît d’un regard tarifié, donc d’un regard d’usage, elle ne peut être personnalisée ni engager la moindre contenance psychologique. Le rôle de la femme est de dire sa souffrance de posséder un tel corps […] [15].

 

Dans cet extrait, D. Vasse parle plus précisément de la voix des personnages qui fonctionne comme les voix dans le film India Song [16], à l’exception près qu’elles ne sont pas visibles à l’écran dans le film de M. Duras. Néanmoins, le dialogue entre les deux personnages de Pornocratie n’a pas véritablement lieu comme le souligne D. Vasse. Ce sont deux monologues qui se croisent et interpellent au passage celui de la narratrice, qui n’est cependant accessible qu’aux spectateurs. C’est d’ailleurs le propre de la voix over selon Jean Châteauvert : « Le discours en voix over pourra être indépendant du monde visualisé […] », à l’exemple des films de M. Duras dans lesquels la bande image et la bande-son s’articulent sur la figure du contrepoint ou performent un décalage perturbant pour le spectateur. Elle peut aussi « se présenter comme un commentaire à propos de ce monde ou en assurer explicitement la narration […] » [17]. Tel est la double fonction de la voix de la narratrice dans Anatomie de l’enfer : d’une part, une voix over qui sert la « prise de parole » de l’auteure, et qui prend la forme d’un commentaire à propos de la douleur d’être femme, souffrance qui s’inscrit dans la différence sexuelle « discutée » par les personnages ; d’autre part, une voix qui assure en partie la fonction narrative qui est aussi prise en charge par les deux personnages du récit. Leurs paroles comme leurs actions font avancer le récit alors que la voix over tend davantage à commenter la situation.

      Ce voyage introspectif, qui amène le spectateur au cœur de la souffrance des femmes, s’enracine dans une structure de la parole qui orchestre trois voix distinctes : celle de la femme, celle de l’homme et celle de la narratrice. Trois voix, trois regards, trois positions, trois histoires. La voix de l’auteure insuffle aux images une puissance de signification qui, au contact de la nudité et de la sexualité mises en scène selon certains codes et conventions qui ont fondé le genre du film pornographique (par exemple le très gros plan sur les organes génitaux), informe le spectateur de l’« artifice visuel » qui est mis en scène. Car le véritable propos se situe ailleurs que dans l’obscénité présumée des images breillatiennes. Et comme dans les films de M. Duras, c’est le texte qui l’emporte sur les images – ou plus justement la parole qui emporte les images – bien que ces dernières ne soient pas en soi dépourvues de toute forme de signification. Il n’en demeure pas moins que le discours tenu par la narratrice informe les images sur la teneur politique du récit, c’est-à-dire féministe, et dont le titre Pornocratie est évocateur en soi. Le commentaire en voix over, qui tire son origine du texte, offre donc une autre possibilité de lecture. Car il ne s’agit pas d’un film pornographique mais plutôt d’une rencontre entre deux inconnus, l’Homme et la Femme, qui s’apprivoisent, se découvrent puis se quittent comme ils se sont trouvés, par hasard. Sur le plan iconographique, le minimalisme de la mise en scène du film de C. Breillat rappelle celui de l’image durassienne sur laquelle se pose la voix. Le décor de la chambre de la femme dans laquelle ont lieu les séances voyeuristes-exhibitionistes, et qui servent la quête personnelle de cette femme en proie à sa douleur féminine, laisse toute la place aux corps sur lesquels les regards se posent – celui de la caméra, du protagoniste et des spectateurs – mais aussi au texte que prononcent l’homme et la femme, comme s’ils étaient sur une scène de théâtre, et au texte que dicte la voix over. Enfin, comment ne pas évoquer la présence de la mer, si chère à M. Duras, qui vient s’échoir sur le rocher en haut duquel est juchée la maison de la femme, éloignée de tout, lieu sadien par excellence. Et cette mer qui, à la toute fin du film, avale goulûment la femme aux mille péchés que l’homme a abandonnée dans sa souillure originelle, rappelle le destin tragique de ce personnage mythique qu’est Anne-Marie Stretter dans l’œuvre durassienne.

 

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[14] J. Châteauvert, Des Mots à l’image. La voix over au cinéma, Québec/Paris, Nuit blanche éditeur/Méridiens Klincksieck, 1996, pp. 209-210.
[15] D. Vasse, Catherine Breillat. Un cinéma du rite et de la transgression, Paris, Editions Complexe et ARTE éditions, 2004, p. 189.
[16] M. Duras, India Song (film), Paris, Editions Benoît Jacob, 1974.
[17] J. Châteauvert, Op. Cit., p. 210.