Autoportraits de l’artiste en saint Luc
peignant la Vierge

- Gilbert Beaugé
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Fig. 8. Anonyme, Marcia peignant son autoportrait,
début XVe s.

Que veut dire vs montrer la femme ?

 

      Au début du XVe siècle, deux miniatures extraites du manuscrit de Boccace sur les femmes nobles et renommées, et daté selon les éditions entre 1390 et 1405, ventilent sur deux registres différents et dissociés ce que le tableau d’Anguissola réunit sur le même registre. Anguissola nous proposait son Autoportrait en train de peindre la Vierge à l’enfant et nous pensions aussitôt à la remarque de Lévinas : « toute relation sociale, comme une dérivée, revient à la présentation de l’autre au même, sans aucun intermédiaire d’image ou de signe, par la seule expression du visage » [23]. Comme « évidence qui soutient l’évidence », l’image du visage prenait ici le relais de cette exigence en faisant l’économie du signe. Dans le manuscrit de Boccace, d’un côté la « peintresse » Marcia peint son propre autoportrait au miroir tandis que, de l’autre, Thamar peint derrière son chevalet un portrait de la Vierge à l’enfant, mais ni l’une ni l’autre ne nous regardent.
      Dans les deux cas, nous sommes dans un atelier dont la profondeur n’est suggérée que par l’articulation des lignes verticales du fond avec les lignes obliques du premier plan, respectant la règle des 2/3 pour 1/3 ; les deux femmes assises derrière leur chevalet nous apparaissent de profil et nous ignorent. Au premier plan dans un cas (Thamar), à l’arrière-plan dans l’autre (Marcia), on a rangé les pinceaux et les godets – ou plus exactement, les coquilles d’huîtres dans lesquelles on distribuait les couleurs – sur deux petites tables basses. Marcia est seule dans son atelier alors que Thamar est accompagnée du broyeur de couleurs (un homme) à qui elle tourne le dos. Dans l’un et l’autre cas donc, pinceaux en main, absorbées par leur tâche et s’appliquant, deux dames de noble condition sont en train de peindre et – aux finitions près – leur travail touche à sa fin. Oublions l’espace de l’atelier et venons-en à ce qu’elles font.
      Tenant de la main gauche un miroir ovale (fig. 8), Marcia dont tout le monde aujourd’hui a oublié le nom, peint de la main droite son propre portrait en format rectangulaire vertical. Boccace la retient car elle avait peint son image « avec l’aide d’un miroir, préservant les couleurs et les traits et l’expression du visage si complètement qu’aucun de ses contemporains ne doutât qu’il fut juste comme elle » [24]. Nous sommes très exactement dans le champ de la trilogie « image, miroir, sujet » où non seulement la question de l’identité surgit au premier plan, mais ne peut véritablement y surgir qu’en prenant acte de la division dont elle se soutient. Legendre en a particulièrement bien saisi l’acuité : « l’identité prend sens d’une triangulation, où viennent s’inscrire non seulement le sujet et son image, mais aussi le miroir instaurateur de cette division » [25]. Cette « division » (refente, splitting, spaltung) – qu’il nous faut accepter ici comme une donnée de structure – est très exactement celle qui, dans les repérages identificatoires du sujet, le met aux prises avec l’expérience de la différence des sexes et donc le fantasme de la castration [26].
      Il nous faut considérer l’autoportrait au miroir comme une épreuve, car pour cette femme l’image dans le miroir, en aucune manière, ne peut être satisfaisante. Elle ne peut s’y regarder que d’un certain œil, et cet œil osciller de l’angoisse à la complaisance : deux fois insatisfaite de ne pas correspondre à ce qu’elle attendait de lui (d’elle), ou de croire qu’elle y correspond alors qu’elle suppose pouvoir y échapper, l’image au miroir la disloque. Disons que si la femme peintre questionne le miroir d’une main, le tableau qu’elle peint de l’autre fournit la réponse qu’elle ne croît pas qu’il puisse lui donner..., puisqu’il en dédouble l’enjeu en le ventilant sur chacun des registres.
      Tenter de s’approprier soi-même en s’appropriant sa propre image – une image forcément double (miroir vs tableau) – se proposer à soi-même comme son propre modèle, cela oscille entre le risque d’une dislocation du « propre » et celui de s’objectiver dans une image leurrante, supposée fascinante pour l’autre et à laquelle on ne puisse s’identifier de manière satisfaisante, qu’en attendant sa sanction qui jamais ne sera satisfaisante. Toute image de soi-même qui ne devrait rien au jugement de l’autre est une image fragile. Dans l’intervalle nous aurons l’attente anxieuse de la ressemblance. Si Jean Clavreul est tout à fait fondé à souligner que « identification est sans doute un terme qui doit s’opposer à ressemblance ou imitation » [27] c’est à ce hiatus qu’il nous faut l’imputer mais, s’agissant de peinture, comment faire l’économie d’avoir à en passer par là ? Comme métaphore de la séparation, du partage ou du clivage de la femme d’avec elle-même, mais comme seule métaphore également par laquelle elle puisse se constituer et se totaliser, à condition de prendre en main – avec le tableau – l’image qu’elle désire donner d’elle-même, le hiatus entre le miroir et le tableau est ici au cœur du mécanisme identificatoire comme le hiatus entre l’image au miroir et la parole de la mère était « fondateur de la fonction du Je » (Lacan).
      Ensemble dont chaque élément soutient chaque autre, dans un tableau peint, rien ne va de soi. Fixons notre attention sur chacun des éléments qui nous préoccupent. Au premier coup d’œil, le visage de cette femme (Marcia), son reflet dans le miroir et la toile qu’elle peint se correspondent : contours et forme du visage, carnation rose pâle, coiffure blonde, forme et couleurs du vêtement... Remarquons cependant que le miroir – petit et ovale – aurait pu avoir le format du tableau peint – grand et rectangulaire – et inversement, le tableau peint n’être qu’une miniature ovale. Nous passons de l’ovale au rectangle, comme de la miniature au grand format, mais quel en est le gain, ou y a-t-on concédé quelque chose ?
      Le tableau qui d’une certaine manière « conserve » l’image au miroir, mais également la « dépasse » ou l’élargit – au sens où on le dirait ici d’un prisonnier puisque, faisant surgir le cou, les épaules et le buste, il lui donne du champ – paraît en fait fonctionner comme miroir, ou se substituer à lui puisque – incliné comme il l’est et reflétant ce qu’il reflète (le visage, mais également le buste) – c’est quasiment d’un miroir qu’il s’agit : un quasi-miroir à l’orientation du regard près. En effet, si dans le tableau peint cette femme s’était regardée, nous aurions pu penser qu’elle peignait à même une surface réfléchissante. Or son regard fuit le miroir dont elle s’est détournée – bien qu’il la reflète comme si ce n’était pas le cas – en soulignant l’écart entre le tableau et le miroir.
      Cicatrice ou blessure narcissique, cette fuite du regard est d’autant plus troublante que nous ne savons vers où ni vers quoi il fuit, sans qu’aucune indication – notamment dans le miroir – ne lui corresponde. Dans le miroir, comme dans le tableau, elle apparaît bien de face mais justement le trouble en est accru d’autant car, tel que le visage du peintre est orienté (face à la toile) il aurait dû apparaître de profil dans le miroir. Dans ce cas nous n’aurions plus une « fuite » mais une rétention et très exactement ce que nous pourrions désigner comme une bévue. Le miroir a donc conservé l’image qu’il reflétait juste avant que le peintre ne se détourne de lui et ne porte son regard sur la toile.
      Fuite du regard dans le tableau peint, rétention du regard dans le miroir mais d’une incidence telle que survenant « coup sur coup » au lieu du double (en co-incidence pure) il ne puisse pas paraître y surgir par hasard. Faudrait-il alors que ce regard que le peintre nous force à porter sur ces (ses) visages ne se caractérise pas autrement que par la manière dont ils se dérobent les uns aux autres aux yeux de la principale intéressée, et la façon dont elle envisage cette dérobade ?
      Dans le miroir, toujours le moindre défaut lui sautera aux yeux venant tout gâcher et cela chaque fois suffira pour différer d’autant son propre consentement. Dans le tableau, le désir d’effacer le défaut ne fera que l’accentuer davantage et ce qui dans le miroir échappait à ce que le tableau cernait, est cerné dans le tableau par ce qui échappait au miroir. Pour approcher chez la femme ce désir de faire de son visage un tableau, Lacan avait proposé le terme de mascarade. Or, c’est la fonction du tableau que d’arracher notre consentement par la ruse. Il nous faut donc y revenir pour la débusquer.

 

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[23] E. Lévinas, Totalité et infini, essai sur l’extériorité, Paris, Le livre de poche, 1994, p. 235.
[24] Boccace, Les Dames de renom, Paris, BN (1360) et Paris, Ombres, 1998.
[25] P. Legendre, Dieu au miroir, Leçons III, Etude sur l’institution des images, Paris, Fayard, 1994, p. 67.
[26] J. Clavreul, « Identification et complexe de castration », dans L’Inconscient, Paris, PUF, juillet 1968, pp. 67-97.
[27] Ibid., p. 94.