Autoportraits de l’artiste en saint Luc
peignant la Vierge

- Gilbert Beaugé
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Fig. 1. J. Gumpp, Autoportrait, v. 1646

      Que dans l’autoportrait travesti – et probablement plus qu’ailleurs – la question du sujet passe au premier plan, tout semble l’indiquer. A la phrase qui était à la mode à Florence vers la fin du Quattrocento – « tout peintre se peint » [10] – on pourrait presque rajouter « se peint en train se de peindre », et nous aurions le sujet d’un nombre considérable de saint Luc peignant la Vierge. Or là, fatalement, le peintre nous tournerait le dos, soit l’inverse de ce face à face qui – au premier abord – nous saute aux yeux. Nous ne connaissons qu’un seul exemple de ce cas de figure – proprement acrobatique – et nous allons y venir. Il est toujours intéressant de raisonner sur des cas « limite » : cela permet de mieux comprendre comment se mettent en place les situations intermédiaires. Or là, nous n’avons pas de situations intermédiaires. Invariablement le peintre nous regarde droit dans les yeux.
      Très souvent lorsque le peintre peignait la Vierge, son modèle était là devant lui et – dans ce cas – rarement il nous regardait. Lorsque la Vierge va disparaître et que le peintre nous regardera « droit dans les yeux », il s’agira toujours d’un autoportrait, mais le contraire n’est pas vrai. La Vierge pourra être là et il pourra également s’agir d’un autoportrait, ou pas. Enfin, elle pourra ne pas être là, sans que le peintre nous regarde. Le fait qu’il nous regarde et qu’il s’agisse d’un autoportrait n’est donc pas lié à l’effacement de la Vierge. Ce n’est donc pas l’autoportrait qui est lié au regard que le peintre nous porte : c’est ce regard muet qu’il nous porte qui est lié à l’autoportrait, à condition que la Vierge ait disparu, mais pourquoi ? Si le peintre nous regarde, c’est donc pour nous montrer (dire ?) quelque chose, mais quoi ?
      On se souvient peut-être de cet article fulgurant que Meyer Shapiro consacrait en son temps aux positions de « face et profil comme formes symboliques », lequel n’aura probablement pas rencontré tout l’écho qu’il méritait [11]. Parler alors de « forme symbolique », cela faisait référence au travail magistral d’Erwin Panofsky sur la perspective [12]. On connaît la ligne directrice de l’article de Shapiro :

 

le visage de profil, détaché de l’observateur (…) correspond approximativement à la forme grammaticale de la troisième personne. Le pronom « il » ou « elle » non spécifié, suivi de la forme verbale correspondante ; au lieu que le visage tourné vers l’extérieur paraît animé d’un regard latent ou potentiel dirigé vers le spectateur, et correspond au rôle du « je » dans le langage, associé au « tu » qui en est le complément obligé [13].

 

      Nous avions là une tentative assez radicale pour rechercher, à l’intérieur de la peinture puis entre la toile et son spectateur, l’équivalent formel du « dialogue muet » qui tentait de s’y nouer. Mais c’était pour en souligner aussitôt les obstacles et d’abord le danger « essentialiste » : « les significations multiples de ces deux positions du visage semblent interdire toute explication cohérente, fondée sur quelque qualité propre au profil et à la vue frontale » [14]. Contre une logique des « qualités propres », Shapiro faisait prévaloir une logique de « positionnement » : « le contraste comme tel, compte plus que la valeur assignée à chaque terme de la paire » [15]. Par contrecoup, il observait que « les positions de profil et de face se trouvent souvent associées dans la même œuvre comme signe de deux qualités opposées. L’une des positions évoque la valeur la plus haute et l’autre, par contraste, la plus basse » [16]. Enfin, et ce n’est pas ce qui aura le moins contribué à ce que cette approche reste confidentielle, il en soulignait les propriétés d’inversion et/ou de dissémination : « la même posture peut avoir deux connotations distinctes à l’intérieur du même style, comme les différents sens d’un mot, d’une catégorie grammaticale ou d’une forme syntaxique selon le contexte » [17]. Restent ces alternances de face et de profil et ces croisements de regards, convergents ou divergents où, derrière les attributs du peintre (la toile, le miroir, le pinceau, la palette, le chevalet) ou de l’écrivain (le livre, la plume, l’écritoire) et dans la manière dont s’organisaient leurs déplacements ou substitution nous aurons tenté de saisir ce triple dialogue muet – interne à la toile et entre la toile et nous – que le peintre nouait avec lui-même (autoportrait), avec son modèle (la Vierge à l’enfant) et avec son maître (Luc), à la fois peintre et écrivain.

 

Une double impossibilité

 

      Dans l’autoportrait de Johannes Gumpp aujourd’hui conservé à la galerie des Offices (fig. 1), le peintre qui nous tourne le dos s’est représenté dans un espace circulaire (tondo), un miroir octogonal sur sa gauche dans lequel apparaît son visage, et la toile sur sa droite où cette image se réfléchit dans le miroir, par translation pure et simple d’un visage à l’autre. Or cette translation est illusoire : le visage qui se réfléchit dans le miroir regarde le peintre, tandis que le visage peint sur la toile nous regarde d’où nous concluons que nous devons le regarder comme si lui-même se regardait, le miroir et la toile jouant bien, entre lui et nous, leur double fonction de division et de dédoublement. Dans ce cas nous sommes en circuit fermé, un circuit que ferme le miroir dont la présence ici est indispensable, mais sans aucune place pour la parole.
      Nous voyons le dilemme et il est double : pour que le visage sur la toile nous regarde, il faut que le visage qui apparaît dans le miroir regarde le peintre et donc que ce dernier s’y regarde, mais alors il perd la toile de vue, bien qu’il continue de peindre. Première scission entre l’œil et la main du peintre se traduisant ici par le fait que le visage qui se réfléchit dans le miroir et celui qui surgit sur la toile ne sont pas identiques, mais déductibles l’un de l’autre. Cependant, nous restons jusque-là à l’intérieur même de l’espace du tableau. Si maintenant nous sortons du tableau en essayant d’imaginer la situation qu’il fallait que le peintre construise pour qu’il ait sous les yeux la toile que nous regardons afin de la peindre, c’est carrément impossible. Même à supposer un dispositif de miroirs particulièrement ingénieux qui lui permettrait de se voir de dos en train de se regarder dans le miroir et de peindre sur la toile, ce dispositif détruirait le premier.
      Sous cette hypothèse, il faut donc supposer que le peintre se peigne comme étant peint par quelqu’un d’autre que lui-même, lequel aurait cette particularité d’avoir le même visage que lui. On voit bien ici que l’hypothèse du « peintre jumeau » – qui « techniquement » n’est pas insurmontable, mais que l’image ne permet pas de trancher – n’est là que pour couper court à l’impossibilité de se prendre pour son propre modèle sous les yeux d’un tiers. Un dédoublement de l’imaginaire (miroir vs tableau vs tableau dans le tableau) est ici nécessaire pour suppléer à ce que peut avoir d’inacceptable la défaillance du réel, la coupure se localisant très exactement ici entre la tête (de face) et le corps (de dos). Notons, seule trace de l’insistance du symbolique, que le billet portant la signature du peintre est accrochée dans le coin supérieur droit de la toile. Nous notons encore la présence d’un chat (à gauche), d’un chien (à droite) et de divers objets sous le miroir et sous la toile, mais quel statut leur assigner ?
      Même les plus maniérés parmi tous les peintres maniéristes ne se seront jamais risqués à affronter les conséquences d’un tel clivage, et l’obstacle n’était donc pas technique. Restent deux possibilités : soit les peintres se seront toujours refusé à franchir ce que Lacan désigne comme le « stade du miroir », avec sa technologie particulière, ses échanges de paroles et ses répartitions de rôles : dans ce cas, le refus de parler serait constitutif du rapport à l’image. Soit ils auront toujours répugné à s’impliquer eux-mêmes dans le mystère dit de la « Sainte trinité », représentée ici sous les espèces (œdipiennes ?) d’un « seul artiste en trois personnes » : on n’affronte pas Dieu le peintre et, à tout bien considérer, il se pourrait d’ailleurs que les deux hypothèses convergent.

 

La quadrature de l’autoportrait.

 

      A quelques années d’intervalle et chacun à l’enseigne de saint Luc, quatre peintres – trois hommes et une femme – nous proposent leur autoportrait en nous fixant droit dans les yeux. Deux d’entre eux l’intitulent simplement « saint Luc », le troisième « saint Luc peignant la Vierge » et la dernière qui nous le donne pour ce qu’il est en effet, le revendique comme tel : un « autoportrait ». Ces quatre regards tendus vers nous peut-on les rapprocher, nous faut-il les « soutenir » ou – plus exactement – que soutiennent-ils, ou par quoi sont-ils soutenus ?

 

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[10] M. Baxandall, Op. Cit.
[11] M. Schapiro, « Face et profil comme formes symboliques », dans Les mots et les images, Paris, Macula, 2000, pp. 93-123.
[12] E. Panofski, La Perspective comme forme symbolique et autres essais, trad. Guy Ballangé, Paris, Minuit, 1976.
[13] M. Schapiro, Op. Cit., p. 95.
[14] Ibid., p.120.
[15] Ibid., p.110.
[16] Ibid., p.107.
[17] Ibid., p.114.