Le dictionnaire d’Yvetot
- Thora van Male
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Quelles conclusions tirer de cette liste de définitions ?

A la lecture de cette comparaison, il semble légitime d'affirmer que les définitions du dictionnaire de Normand ne visent pas nécessairement, particulièrement, uniquement des enfants.

Ainsi, ces deux enquêtes confortent-elles le jugement qui était le mien, et me conduisent effectivement à le confirmer. Le texte du Dictionnaire encyclopédique complet n’est pas véritablement ‘enfantin’, et les ornements ne le sont pas du tout [23].

 

Une mise en page originale

 

Lorsque René Normand publie son dictionnaire, et que Raphaël Brault en assure l’illustration, la tradition de l’iconophore est déjà installée depuis un siècle en France [24]. Il n’est pas possible d’imaginer que Normand et Brault n’aient pas eu l’occasion de voir des dictionnaires ornés, en particulier les Petit Larousse [25] et Larousse classique, publiés massivement (éditions annuelles pour le Petit Larousse à partir de 1905, et fréquentes pour le Larousse classique à partir de 1910). Ils devaient certainement en connaître les grandes lignes.

Que voici [26]. Assez souvent, la lettrine présente un seul iconophore [27], alors que le bandeau se prête à un assemblage plus ou moins hétéroclite d’éléments iconophoriques. Dans tous les cas, ou presque, les iconophores sont agencés autour de la lettre-icône [28], soit comme une sorte de capharnaüm dont la logique n’est pas immédiatement perceptible, soit comme une mise en scène plus ou moins forcée. Les scènes peuvent se fondre les unes dans les autres imperceptiblement, ou bien être séparées par des festons ou des fioritures. Naturellement, pendant la période romantique, tout était en rondeurs. Ces ornements du Grand dictionnaire universel de Pierre Larousse (fig. 3 ) et du Nouveau dictionnaire national de Louis-Nicolas Bescherelle (fig. 4 ) en donnent un aperçu. Au vingtième siècle, les éléments, même disparates, se réunissaient en une seule scène, Petit Larousse (fig. 5 ) et Larousse classique (fig. 6 ), 1910 et 1920 respectivement).

Le dictionnaire de Normand rompt franchement avec la tradition, proposant cette forme d’ornementation hybride : ni lettrine ni bandeau. Il ne ressemble à aucun de ses prédécesseurs lexicographiques. Mais attendez ! Si, si. En réalité, il ressemble plutôt à son ancêtre lointain, l’enluminure. Serions-nous devant un cas d’atavisme [29] ? Il me semble que, mutatis mutandis, les ornements du Normand ressemblent davantage aux enluminures médiévales (Bible de Robert de Bello, début du livre de la Genèse fig. 7 ou Florus, Commentaire sur les épitres de Saint Paul, volume 1 fig. 8 ) qu’aux ornements lexicographiques des dictionnaires du XIXe et du début du XXe siècle. Naturellement, le trait, la qualité de reproduction du Normand sont médiocres, même minables à côté d’une page enluminée. Mais la similitude de construction est saisissante.

Regardons de plus près cette mise en page, dont les principes sont les suivants :

Le quadrillage de l’iconophore proposé par Normand est une réelle nouveauté en 1934. Il faudra attendre les années 1950 pour qu’un autre dictionnaire présente des ornements « en cage », le Petit Larousse (3e génération d’ornements) dont le bandeau est constitué d’une trentaine de cases en forme de losange [32].

On pourrait imaginer que des illustrations où les éléments sont bien séparés les uns des autres seraient plus faciles à déchiffrer que celles où l’observateur se trouve devant un méli-mélo d’entités plus ou moins pertinentes. L’avantage de l’iconophore en cage, naturellement, c’est que, tout seul, il est donc pertinent ; pas besoin de se demander si l’arbre derrière un personnage est un iconophore, par exemple, alors qu’il est possible qu’il s’agisse d’un simple accessoire non iconophorique de la mise en scène générale.

En dehors de la question des connaissances requises pour identifier l’élément, difficulté générale dans cette recherche (ce que j’appelle l’assiette culturelle, j’y reviendrai), c’est l’absence d’échelle [33] qui pose problème : la confusion mentale créée par le voisinage d’éléments de tailles très différentes en réalité, mais réduits aux mêmes dimensions sur la page. Prenez l’ornement du U : à côté de l’Ursuline, un objet placé en diagonale. Longtemps, je l’ai pris pour une sorte d’épingle à chapeau dont je ne connaîtrais pas le nom (comme, dans le Petit Larousse de 1952, j’ai pris la femme de profil portant un hennin pour un coquillage, et me promettais de consulter dans le détail les planches du même dictionnaire pour en trouver le nom…). Cette épingle à chapeau est en réalité un utinet, et un utinet est un objet qui est environ 75 centimètres de long ; ma quête mentale n’était pas à la bonne échelle. Qu’est-ce qu’un utinet, dites-vous ? Voici la définition de Normand : maillet de tonnelier [34]. Pas un objet qui court les rues, encore que j’en possède deux à présent ; l’iconophorie peut devenir compulsive [35] ! J’ai eu un problème similaire avec la drille qui, à première vue sembla avoir environ les mêmes dimensions que la hampe du drapeau. Voici un utinet (fig. 9 ) et une drille (fig. 10 ), et ma main pour donner l’échelle.

 

L’assiette culturelle

 

Je l’ai dit plus haut, les ornements du dictionnaire véhiculent un discours ; comme le texte — mais pas nécessairement conforme ni conformément au texte qu’ils accompagnent — ils présentent un monde. Peut-on affirmer qu’ils reflètent le monde ? En tous les cas, ils constituent aujourd’hui une fenêtre sur l’air du temps d’une certaine période. Je doute fort que les cahiers des charges fournis aux illustrateurs [36] comportaient une indication « Prière de représenter l’air du temps », mais nous pouvons cerner cet aspect des choses en diachronie par ce que j’appelle l’assiette culturelle : les connaissances que l’observateur de l’ornement doit mobiliser pour en comprendre les iconophores. Il s’agit, pour l’observateur, non seulement d’identifier ou de nommer chaque élément, mais également de permettre à chaque iconophore de retentir, de s’exprimer avec toutes ses connotations.

 

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[22] Aparté qui a son importance : à travers le vingtième siècle, – en particulier par le biais du passage de la philologie à la linguistique (et aux diverses écoles de linguistique) – l’objectivité des définitions s’est renforcée. Les lexicographes du XIXe siècle se sentaient libres d’insérer dans leurs définitions des observations non-pertinentes d’un strict point de vue définitionnel (critiques de leurs collègues, anecdotes personnelles, interprétations plus ou moins saugrenues). Avec l’objectivation de la linguistique est venue une plus grande objectivité des définitions lexicographiques.
[23] Il reste une enquête que je n’ai pas faite : l’étude comparative du nombre de définitions entre le Normand et deux autres dictionnaires témoin, un pour enfants un pour adultes. Je crains que les conditions suffisantes de comparabilité soient difficiles à établir : des choix éditoriaux peuvent déterminer le nombre d’entrées dans un dictionnaire sans que cela ne préjuge l’âge du lectorat visé.
[24] Si l’on exclut les ornements iconophoriques de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, précurseurs en ce domaine, la tradition prend son élan à partir de 1834 avec le Dictionnaire général et grammatical de Napoléon Landais. Entre 1834 et 1900, une petite vingtaine de dictionnaires comportaient des iconophores, parmi eux plusieurs ayant eu d’importants retentissements, par exemple le Grand dictionnaire universel (1865-1876) de Pierre Larousse, ou les trois dictionnaires des Bescherelle.
[25] D’ailleurs, la présence de la liste des membres de l’Académie est sans doute imputable à celle qui figurait à la fin des Petit Larousse. Normand se distingue en en proposant l’historique, siège par siège. Notons toutefois que le Petit Larousse offrait la liste des membres de toutes les Académies de l’Institut de France, ainsi que (pendant certaines périodes), la liste des sénateurs et députés du « Gouvernement de la France ».
[26] Pour une information plus précise sur les types d’agencement, consulter mon article : « L’Illustration ornementale dans les dictionnaires français », Cahiers de Lexicologie, n°79, 2002, pp. 165-214.
[27] Parmi les rares exceptions, les lettrines du Nouveau dictionnaire universel (1865-1870) de Maurice La Châtre.
[28] Les quelques exceptions sont toutes du même type : les ornements déclinent un thème ; sous chaque ornement figure une légende ; la lettre-icône est absente.
[29] Pour mémoire : « Forme d’hérédité dans laquelle l’individu hérite de caractères ancestraux qui ne se manifestaient pas chez ses parents immédiats ; réapparition d’un caractère primitif après un nombre indéterminé de générations. » (Petit Robert, 1990)
[30] Pour W, X, Y et Z, des lettres ‘difficiles’ car rares en position initiale, le choix a été d’amputer une partie de l’ornement ; d’autres dictionnaires résolvent ce problème en réunissant en un seul ornement les lettres W, X et Y, ou bien X, Y et Z.
[31] Voici la série d’armes présentées par ce dictionnaire : Alençon, Beauvais, Cherbourg, Draguignan, Evreux, Falaise, Grenoble, Le Havre, Issoudun, Jarnac, Kharkof (Russie), Lisieux, Marseille, Nantes, Paris, Quimperlé, Rouen, Strasbourg, Toulon, Ussel, Verdun, Wassy, Yvetot, Zürich.
Kharkof, la seule ville non-française, traduit bien une tendance que j’ai constatée dans les séries d’ornements à thème dans d’autres dictionnaires : dans la difficulté (c’est-à-dire la nécessité de respecter un thème), l’illustrateur triche avec les lettres « difficiles », rares en position initiale en français (XWY des Petit Larousse de 1905-1952; XYZ du Petit dictionnaire français de 1936). C’est une des joies du déchiffreur, mais une de ses douleurs aussi…
[32] Par la suite, l’ornementation devient une seule photographie, iconophorique, certes, accompagnée de sa légende ; ce dispositif perdure pendant quelques décennies, et puis l’iconophore disparaît des dictionnaires Larousse … jusqu’à l’édition du centenaire ornée par Christian Lacroix.
[33] Il existe de nombreux voisinages troubles à cet égard : la cabosse et le cocon sont de taille sensiblement identique, comme le sont l’épingle à nourrice et l’épuisette, la faux et le flambeau, le foc et la face à main, la harpe et la hache, la hallebarde et le hanneton, la nacelle et le nœud, la niche et le nid, le toit et la terrine, le voilier et le verrou.
[34] Plus prolixe, celle de Diderot et d’Alembert «instrument de tonnelier, c’est un petit maillet de bois, dont la masse est un cylindre de quatre doigts de longueur et de deux bons doigts de diamètre, traversé dans le milieu de sa longueur par un manche de bois fort menu, rond, et de deux pieds de long. Les tonneliers se servent de cet instrument pour arranger et unir les fonds des futailles, quand ils sont placés dans le jable. » J’ai trouvé une autre définition frappante : « batte de tonnelier ».
[35] C’est l’invitation qui m’avait été faite par le Musée de l’Imprimerie de Lyon, de monter une exposition sur les iconophores en 2005, qui m’a conduite à concrétiser ce monde des ornements lexicographiques. L’exposition, désormais itinérante, comporte non seulement des bannières reproduisant les bandeaux de vingt-six dictionnaires, mais également une centaine d’objets, glanés çà et là. Ces objets donnent une réalité matérielle insolite à toute cette matière première qui a inspiré les créateurs d’ornements iconophoriques. Un monde à la fois banal et bizarre, ou le sistre côtoie le soufflet, la giberne le gond, le keepsake le képi.
[36] Si toutefois de tels documents ont existé ; quelle aubaine cela serait d’en trouver !