Poésie numérique : matérialité de la lettre
Giovanna di Rosario
Aurélie Barre et Olivier Leplatre

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Fig. 6. H5 et Alex Gopher, The Child, 1999

Fig. 7. Billie Holiday et Arthur Herzog Jr.,
God Bless The Child, 1942

L’écriture est donc renée image. Mais the Child n’est pas exactement un calligramme : les mots ne sont pas les seuls à figurer le sens et leur occupation de l’espace est subordonnée au passage du temps. En effet, le caractère numérique de l’expérience poétique permet de dépasser le cadre statique habituel du dessin, de relier les mots à une action, de construire une temporalité. Le calligramme animé acquiert ainsi une très forte narrativité et s’intègre dans un scénario : l’animation raconte le trajet chaotique depuis l’appartement du couple jusqu’à l’hôpital où la jeune femme va accoucher d’un garçon.

The Child emprunte au calligramme mais il s’apparente aussi au cinéma. Le trajet en voiture, avec tout ce qu’il comporte de bruitages, crissement de pneus, ronflement de moteurs ou coups de klaxon, imite les courses poursuites des films et des séries télévisées américains. Sur le pont de Brooklyn, le taxi double même la Ford gran Torino rouge et blanche mythique de Starsky et Hutch (fig. 6) avant d’être prise en chasse par deux voitures de police. Sous la musique de Billie Holiday qui rythme le parcours, des bribes de dialogues nous parviennent : « The baby ! It’s coming ! – Ok, Ok ! Let’s go » […] « Oh my god ! ».

Les mots qui composent le paysage comme les paroles fragmentaires des personnages donnent à l’animation un caractère embryonnaire : les éléments du décor sont à l’état de vocables, de simple désignation. Comme directement sortis du dictionnaire, pas encore entrés dans la langue vivante, ces mots n’ont pas d’article qui les actualiserait dans le présent de l’expérience. De la chanson de Billie Holiday, God bless the Child (fig. 7), Alex Gopher n’a retenu que les premières paroles. Les mots ne sont encore ni des phrases complètes ni des images, les images comme le langage sont en attente, ils n’ont du réel que la couleur (la voiture bleue et blanche des policiers, comme dans la réalité) et le signifiant linguistique. Cette technique évoque ainsi les inscriptions griffonnées en marge des scripts, points d’ancrages d’un imaginaire encore sous l’aspect de notes et d’esquisses. Pareillement, les dialogues restent inachevés, ils ne sont formés que de la trame la plus brute qui permettra de comprendre le scénario. Le calligramme animé dévoile ainsi un état de la création, un mode de fabrication, les grandes lignes d’un scénario en construction.

A l’exacte image du titre, l’expérience numérique met en scène une naissance ; la fiction du calligramme est métalittéraire d’autant plus qu’elle implique le créateur dans un récit dont nous comprenons, à la fin, la consonance autobiographique. Le clip raconte en effet la mise au monde d’un enfant superposable à l’avènement à la forme poétique, à la fois musicale – la reprise de Billie Holiday par Gopher – et graphique. Le titre, The Child, n’apparaît significativement qu’au terme du clip ; l’accouchement quant a lui est ponctué par une phrase de félicitation : « Congratulation Mr Gopher, it’s a boy ». L’énoncé est conventionnel, stéréotypé, mais il est aussi le plus long arrangement cohérent de mots de toute l’animation. La phrase a remplacé les bruitages et les onomatopées, les mots seuls ou simplement juxtaposés entre eux, les paroles répétées de la chanson de Billie Holiday.

Poursuivant les expériences poétiques modernes, la poésie numérique densifie donc le sens purement graphique des mots et des lettres. Alors même que Pascal Quignard écrit que « le propre des signes écrits est de ne pas montrer ce qu’ils désignent ; ils signifient ; ils règnent dans l’immontrable » [14], les poètes de l’informatique suggèrent au contraire la force signifiante de la forme visuelle de l’écriture et du texte. Le mode d’apparition et de composition du mot, sa taille et sa couleur, la forme que ses lettres assemblées dessinent entrent pleinement dans l’élaboration du sens poétique. La corporalité du mot, des lettres qui le composent font sens ; la poésie numérique exploite et exalte leur dimension typographique, leur potentialité iconique. En cela, la poésie numérique met en question l’acte de lecture : spectaculaire, elle s’adresse à tous les sens ; animée, transgressant la fixité séculaire des images et des mots, elle reproduit le rythme même de la lecture [15]. Aussi le passage du mot poétique dont la suggestion est maintenue dans le secret de l’invisible ne perd-il pas son mystère à être montré dans le visible : il s’y anime de nouvelles virtualités, retire de son animation qui enlève la signification à sa fixité de nouveaux jeux ; il découvre ses réserves sans les tarir. La poésie n’en finit donc pas de faire retentir l’aura de sa parole, dans ce qu’elle entretient d’inachevé, d’ouvert et d’insondable.

 

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[14] P. Quignard, Petits Traités I, Paris: Maeght Editeur, 1990, p. 132.
[15] Voir en particulier A. Saemmer, Matières textuelles sur support numériques, Saint-Etienne, Publication de l’Université de Saint-Etienne, 2007, p. 138.