Poésie numérique : matérialité de la lettre
- Giovanna di Rosario
Aurélie Barre et Olivier Leplatre

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Fig. 2. Robert Kendall, Faith, 2002

Fig. 3. Andreas Müller, storyboard
de For All Seasons, 2004

Construction d’un sens, déconstruction des mots

 

Faith [7] de Robert Kendall se divise en cinq séquences (fig. 2a, b, c, d, e). La première agence une phrase dont les lettres seront ensuite animées, redistribuées, combinées à d’autres pour former un nouveau texte au cours d’une deuxième séquence. Ce processus se répète jusqu’à la fin de l’expérience grâce à la participation du lecteur invité à « cliquer » sur une flèche pour connaître la suite. Sous-tendue par l’animation, chaque séquence textuelle rend visible le procédé de construction matérielle du sens. Robert Kendall détaille une création qui repose sur trois opérations simultanées : la combinaison, la distribution spatiale et l’ajout de nouvelles lettres. Un principe guide la réalisation numérique : les lettres sont volatiles ; entièrement adhérentes à l’espace qu’elles organisent, modulent, distendent ou agglomèrent, qu’elles habitent de leurs présences essaimées. On pense à l’expérience visuelle d’Andreas Müller dans For All Seasons où le texte, passé de sa surface frontale à sa mise en volume, se transforme en paysage saisonnier. Les lettres poussent d’une page devenue terre organique, se balancent au gré des mouvements effectués par la souris qui imitent le flux du vent. On les suit dans leurs multiples devenirs : des pétales envolés aux feuilles dispersés dans l’air, des pollens disséminés à la neige pixellisant l’espace. Dans tous les cas, la lettre est mue par une puissance de métamorphose, elle signifie l’engendrement séminal des formes (fig. 3) [8]. Chez Robert Kendall, les lettres évoluent indépendamment des mots construis et déconstruits à loisir ; leurs mouvements dirigent, en définitive écrivent les différentes séquences.

La succession temporelle des séquences rend pleinement sensibles les différents états du texte. L’animation est encore soulignée par des codes de couleurs qui matérialisent au fil des tableaux l’origine des lettres et rappellent à la mémoire à quel moment de la création elles sont apparues. Ainsi, la première étape est orangée, la seconde rouge, la troisième bordeaux… Ces trois teintes font varier un même pigment, le rouge, et instaurent ainsi une continuité chromatique parallèle à celle des lettres. A la fois plus intense et plus ténue, la dernière couleur est le noir, modulé en gris. Il tranche par son intensité et suggère l’apothéose de la séquence finale. Ce premier code est relayé par un autre, musical cette fois : le carillon entendu au début est dans le deuxième temps remplacé par une harpe. Reproduisant la juxtaposition des couleurs, au son de la harpe s’ajoute ensuite à celui d’un orgue d’église ; s’y greffent aussi des percussions.

Cette logique de progression du sens au niveau macro-structurel est compliquée, au niveau micro-structurel, par des effets musicaux ponctuels et par la mise en scène graphique de l’apparition des mots. Les bruits onomatopéiques accompagnent et commentent les mouvements des vocables et des lettres : dans la première séquence, les mots tombent sur le titre Faith et semblent, comme la baguette sur les touches d’un xylophone, en faire sortir une note ; ailleurs, le mot « theory » tourne sur lui-même avec un bruit mécanique, comme s’il frottait légèrement contre l’écran. Les sons permettent aussi de faire résonner le signifié, de l’amplifier. « Button » apparaît et dans le même temps une percussion imite le son d’un bouton pressé.

Des signifiants visuels approfondissent encore la matière textuelle. La chorégraphie s’amuse du tournoiement ou de l’hésitation des mots, redoublant ainsi leur sens : dans la troisième séquence, « red », « winking » et « neon » clignotent en haut de la fenêtre comme les ampoules des enseignes lumineuses. Dans l’avant-dernière séquence, lorsque surgit l’expression « walking out », le signifiant linguistique est redoublé par le mouvement : le mot s’étire, glisse horizontalement comme pour quitter le cadre, sa couleur claire n’évoque plus qu’un simulacre de présence. Il est aussi souligné par la musique : les notes jouées à la harpe montent dans les aigus, rappelant une fugue. Le processus est significativement reproduit pour les verbes « leave taking », « forgoing-going-gone » et « stride out ».

 

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[7] Voir l’animation Faith de Robert Kendall.
[8] La vidéo For All Seasons peut être téléchargée ici.