Le signe typographique et
le mythe de la neutralité

- Vivien Philizot
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Fig. 8. Norm, Caractère Replica, 2007

Fig. 9. Peter Bil’ak, Caractère History, 2008

Le mythe du neutre

 

Il est possible d’aborder le mythe de la neutralité à travers des effets qu’il suscite. C’est dans la France de l’après-guerre, au sud de la frontière de « la bière et du vin », tracée par Gerard Unger [26] que l’on voit apparaître les réactions les plus virulentes.

Dans les années 1930 déjà, les fonderies françaises avaient dû se positionner par rapport à la production typographique suisse et allemande. Mais ces prises de position seraient restées ordinairement commerciales si elles ne s’étaient pas accompagnées d’un arrière-plan idéologique débordant largement les questions esthétique inhérentes à la création typographique. Alors qu’Herbert Bayer avait prôné l’usage exclusif des bas de casse, Cassandre et Peignot répondirent – selon Michel Wlassikoff – par le choix des capitales contre les bas de casse en « idéologisant la majuscule » [27]. La fonderie Deberny-Peignot, peinant à développer un caractère « majuscule » convaincant, achète cependant les droits du Futura à la fonderie Bayer pour le commercialiser sous le nom d’Europe vers 1930.

Envisagés dans la perspective des écrits d’Herbert Bayer ou Jan Tschichold, les impératifs marketing se confondent ainsi avec les questions d’orgueil national qui trouvent leur prolongement direct dans les diatribes de Maximilien Vox, puis de Ladislas Mandel après la guerre. Ces derniers, échauffés par les frustrations à l’égard du succès de la typographie suisse et allemande, accompagnées d’un contexte politique ambigu, vont développer une forme de haine du fonctionnalisme, et plus particulièrement de la linéale, qualifiée par Vox d’« alphabet squelette ».

La linéale, dépourvue d’empattements et de modulations, nourrit abondamment le mythe de la standardisation d’une culture uniformisée – une graphie unique – et neutralisée. Ladislas Mandel se fera ainsi le défenseur amer d’une typographie « latine » propre à flatter l’ego des typographes nationaux censés détenir le monopole d’un héritage humaniste, nous préservant du « harcèlement des linéales impersonnelles et tentaculaires » [28].

Là où la création suisse des années 1950 et 1960 prolonge et développe les idées du Bauhaus, une partie de la typographie française reste attachée à la tradition du geste et de la calligraphie.

Produit d’une histoire collective, la fiction du neutre se confond avec les enjeux idéologiques des années 1950, à savoir la standardisation des formes liée au développement de la culture de masse. Le processus à l’œuvre dans ce contexte économique trouve, d’après ses détracteurs, sa traduction esthétique dans la recherche d’essences de formes consensuelles débarrassées de leurs propriétés contingentes. L’Helvetica, comparée au jeans, au Coca-Cola (ou même par Erik Spiekerman, à l’air : « C’est comme l’air. Il faut respirer, donc il faut utiliser l’Helvetica » [29]) cristallise encore les réactions face à l’idéologie dominante qui, de la scène typographique française des années 1930 à aujourd’hui, visent certainement plus ce contexte d’hégémonie économique que des formes de lettres qui auraient pu être complètement différentes.

Le mythe de la neutralité s’objective dans cette figure archétypale qu’est l’Helvetica, forme canonisée d’une graphie autoréférentielle, produit d’un universalisme des formes rendu possible par la spécificité de ses conditions historiques de production. En incarnant les enjeux du paradigme moderniste, l’Helvetica formule l’utopie d’une typographie silencieuse. Centre de gravité influant sur l’espace et le temps de la création, l’Helvetica polarise le champ des producteurs dont la posture n’est cependant pas obligatoirement réductible à ces questions. Composant avec cet héritage, les approches contemporaines prolongent le modernisme par la citation, ou la redéfinition du concept de neutralité.

 

Les approches contemporaines : des synthèses partielles

 

L’Unica – caractère né de la synthèse entre l’Helvetica et l’Univers, dont il associe les noms de baptême – opère par exemple une première synthèse des synthèses, en associant une approche de la neutralité à la recherche théorique d’un « centre absolu », neutre parmi le neutre. Il conviendrait d’étudier, afin de prolonger cette étude, les mécanismes qui sont au principe de ces tendances, allant de la citation (Experimental Jetset) à la réactualisation du neutre (Norm, Kaï Bernau, François Rappo), en passant par toutes les formes de rejets ou de distinction [30]. Le Replica de Norm fait partie, au même titre que l’Akkurat de Laurenz Brunner, des caractères contemporains qui s’inscrivent dans cette lignée (fig. 8). L’univers formulé par la typographie moderniste représente le dernier état d’une typographie totale censée répondre à tous les besoins. Ce moment de la création typographique annonce la fin de la période moderne et inaugure une approche qui consiste à déconstruire l’existant, remettre en question la réduction moderniste en interrogeant des aspects fragmentaires plutôt qu’en formulant des réponses totales :

 

L’art devait préparer ou annoncer un monde futur – fait remarquer Nicolas Bourriaud – il modélise aujourd’hui des univers possibles. (…) les œuvres ne se donnent plus pour but de former des réalités imaginaires ou utopiques, mais de constituer des modes d’existence ou des modèles d’action à l’intérieur du réel existant, quelle que soit l’échelle choisie par l’artiste [31].

 

La question du neutre se déplace en se posant de manière moins ambitieuse. Wolfgang Weingart, successeur d’Emil Ruder à l’Ecole de Design de Bâle, prépare le post-modernisme et annonce les recherches d’Emigre, April Greiman et Katherine McCoy.

Le récent caractère History de Peter Bil’ak procède de manière inverse. L’History est en fait une gamme de 21 caractères. Le premier est un squelette, une base linéale ayant des proportions de capitale romaine. Les 20 autres sont les accessoires : empattements, graisses, décorations surchargées du XIXe siècle, etc. qui ne fonctionnent qu’en se superposant au caractère de base. Les possibilités combinatoires sont autant de variantes qui revisitent l’histoire de la typographie. Cet « Univers inversé » répond à Frutiger par la surenchère, démontrant avec ironie que la création typographique peut tout aussi bien procéder d’une soustraction fonctionnaliste que d’une addition des contraires (fig. 9). Ainsi, le neutre est cette forme hypostasiée qui enregistre les tangentes successives projetées pour l’atteindre sans jamais y parvenir. Il faut considérer ces tentatives, du caractère de Grandjean aux typographies soumises à des contraintes comme celle de l’affichage écran et du pixel, comme autant de déclinaisons, de jeux de variations complexes autour de références collectives, « lieux communs » d’une histoire commune constamment revisitée par la création typographique.

 

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[26] G. Unger, « La frontière de la bière et du vin », dans Lettres Françaises, Paris, ADPF, 1998, p. 6.
[27] M. Wlassikoff, Histoire du graphisme en France, Paris, Musée des Arts Décoratifs, 2008.
[28] L. Mandel, Ecritures, miroir des hommes et des sociétés, Reillanne, Atelier Perrousseaux, 1998.
[29] Erik Spiekerman, interviewé dans le documentaire Helvetica de Gary Hustwit, sorti en 2007 pour les 50 ans du caractère.
[30] Le film Helvetica de Gary Hustwit est un témoignage de la diversité des postures adoptées à cet égard.
[31] N. Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, 2001.