Le signe typographique et
le mythe de la neutralité

- Vivien Philizot
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Fig. 6. Adrian Frutiger, Les 21 déclinaisons du
caractère Univers
, 1957

Fig. 7. Fonderie Haas, Brochure promotionnelle
pour l’Helvetica
, vers 1960

L’Univers

 

L’Univers est un caractère initialement conçu par Adrian Frutiger pour le compte de la fonderie Deberny-Peignot. Charles Peignot projette au début des années 1950 de concevoir et de commercialiser un caractère sans serif adapté à la Lumitype, première photocomposeuse utilisée en France. Dès 1954, Frutiger travaille à partir d’esquisses réalisées pendant ses études, pour aboutir à un nouveau caractère, baptisé temporairement Monde, puis Univers en 1957 [15]. Nouveauté pour l’époque, ce caractère est décliné dans 21 variantes de graisse et de chasse toutes identifiées à l’aide d’un système de numérotation à deux chiffres. La proximité sémantique entre cet Univers et l’« Universal » d’Herbert Bayer conduit à s’interroger sur la nature de ces deux caractères et la relation qu’ils entretiennent à presque trente années d’intervalle. Ces caractères ont en commun un nom de baptême sous forme de programme, annonçant clairement un dépassement des particularités liées à l’espace et au temps de la création typographique (fig. 6). Le caractère de Frutiger prend cependant un sens bien plus fort à la lumière de l’expérience initiale que ce dernier réitère à l’aide de ses propres caractères. Dans un entretien avec Roger Chatelain, celui-ci explique :

 

En superposant les signes, j’ai constaté que ma thèse se révélait exacte : il y a bien un schéma central – le squelette – commun à tous les styles. Il était donc tentant que je fasse cette même expérience avec mes propres caractères. Je l’ai réalisée avec la graisse Médium de chaque style. Il est normal que cette superposition ait fait apparaître un schéma encore plus cohérent que celui obtenu à partir d’écritures dont l’origine est dispersée sur plusieurs décennies. Plus frappant encore est le fait que ce schéma fasse ressortir clairement la silhouette de l’Univers [16] !

 

Identifié a posteriori au « squelette dur » dépouillé des particularités stylistiques propres à chaque caractère, l’Univers subsume l’ensemble des créations de Frutiger, dont il semble être la synthèse parfaite. L’ensemble des caractères ayant servi à réaliser cette expérience venant du même créateur, cette synthèse ne semble pas si surprenante. Le résultat cependant dépasse largement le constat de Frutiger. Il suffit en effet d’examiner sa production typographique dans sa globalité pour se rendre compte de l’impressionnante amplitude citationnelle dont elle témoigne, des écritures cursives romaines [17] aux linéales, en passant par la didone et la mécane du XIXe siècle. On pourrait presque dire qu’à travers la synthèse de ses propres caractères, Frutiger synthétise, dans le même temps, une bonne partie des formes produites par l’histoire de la typographie occidentale, dont le caractère Univers représenterait d’une certaine manière l’archétype. Plus qu’un consensus, l’Univers serait ce « lieu commun », habité et habitable par tous.

Pour Bayer comme pour Frutiger, il semble possible de distinguer les propriétés essentielles de la lettre de ses propriétés accidentelles (styles, empattements, variantes de formes, etc.). L’essence d’une lettre réside, pour l’un comme pour l’autre, dans un squelette débarrassé d’une charge contingente produite par l’histoire des formes, dont il serait possible (et nécessaire) de se débarrasser. L’évidente nudité de l’antique dépouillée de ses empattements superflus semble alors s’imposer.

Mais la genèse de cet « univers » est contemporaine de celle d’un caractère aux prétentions tout aussi légitimes, à la dimension géographique plus restreinte mais non moins ambitieuse. L’Helvetica réinscrit la Suisse dans l’« univers » du style international dominant en pleine expansion. La Suisse a sa place dans l’univers, mais celui-ci n’est pas trop grand pour la Suisse.

 

La Suisse

 

Les productions typographiques en concurrence pour le monopole de la neutralité sont ainsi plus nombreuses qu’il n’y paraît. Bien placée, l’Helvetica, dont la genèse est proche de celle de l’Univers, est certainement le caractère qui cristallise le mieux la neutralité du signe typographique dans l’imaginaire collectif.

Le dessin de l’Helvetica n’a pourtant, à l’époque de sa création à la fin des années 1950, rien de révolutionnaire. Le développement technique des procédés de composition et l’accroissement de la demande dans le domaine de la communication, elle-même liée à l’expansion après-guerre de l’économie de marché, sont deux facteurs qui poussent les fonderies à commercialiser des familles de caractères destinées à remplacer les « grotesques », très utilisées par les graphistes d’après-guerre et datant pour beaucoup de la fin du XIXe siècle. L’Akzidenz Grotesk conçue par Berthold vers 1896, est d’ailleurs couramment désignée par le terme « Standard ».

La fonderie suisse Haas lance ainsi en 1957 un caractère nommé Neue Haas Grotesk, mis au point par Max Miedinger et Eduard Hoffmann et s’inscrivant très habilement dans le goût du « standard » de l’époque. Littéralement « Nouvelle Grotesque de la fonderie Haas », ce caractère est rebaptisé en 1960 Helvetica, variante du terme « Helvetia » initialement proposé (Confederatio Helvetia étant le nom latin de la Suisse) (fig. 7). Inscrite dans une logique marketing cohérente, l’Helvetica peut désormais personnifier la neutralité suisse.

Axel Langer résume ainsi l’idée commune que l’on se fait sa polyvalence :

 

[…] celle qui peut servir les riches et les pauvres, qui peut faire de la publicité pour une multinationale et en même temps servir l’enseigne d’un vendeur de kebab, porte peut-être à juste titre le nom d’Helvetica, “l’helvétique” ; elle possède de fait l’une des principales caractéristiques de la Suisse : la neutralité [18].

 

L’Helvetica fait figure de matériau neutre, à l’image de la page blanche comme point de départ de toute création graphique. Axel Langer poursuit ainsi en faisant remarquer qu’

 

elle est ce qu’on en fait ! – peu de typographies réagissent avec autant d’indifférence face au talent ou à l’incompétence de leur utilisateur [19].

 

Le texte devient ainsi un médium à informer, sculpter et modeler, dans les limites des compétences de l’utilisateur, mais aussi et surtout, pourrait-on ajouter, de sa capacité à s’affranchir de ce caractère quasi imposé. La célèbre maxime « When in doubt, set in Caslon » [20] au sujet du caractère Caslon, très largement répandu en Angleterre au XVIIIe siècle, pourrait certainement être actualisée par « When in doubt, set in Helvetica ». Il conviendrait bien évidemment d’analyser tous les prolongements idéologiques imputables à l’hégémonie de ce caractère, dont l’usage dominant contribue fortement à uniformiser la production contemporaine.

 

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[15] Renvoyant par le fait, au caractère Le Monde, dont on pourrait au même titre analyser les effets d’imposition symbolique. Ce caractère a été dessiné par Jean-François Porchez pour le journal éponyme et utilisé pour la première fois en janvier 1995.
[16] A. Frutiger, entretien avec Roger Chatelain, repris dans A. Frutiger, « L’Histoire des Antiques », art. cit.
[17] Frutiger, extrêmement productif, a conçu et réalisé plus de 30 caractères entre 1952 et 2000. Nombre d’entre eux « citent » des caractères historiques, voire des graphies antérieures à l’histoire de l’imprimerie, comme l’Herculanum inspirée des écritures cursives de l’époque romaine.
[18] A. Langer, « Eine Schrift von ganz unpersönlichem Duktus für den Bedarf von Heute und morgen », dans Geschichte einer Schrift, Helvetica Forever, Lars Müller Publishers, 2008.
[19] Ibid.
[20] Littéralement : « Dans le doute, composez en Caslon ».