- Dominique Païni
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Ray C. Smallwood, Camille, 1921

Erté, La Prétentieuse, lithographie

      Chère Aude,
      J’ai mis du temps pour vous répondre favorablement car votre demande était légitime mais « difficile ». En effet, j’ai évoqué le graphiste-décorateur Erté lors de ma conférence lyonnaise sur le thème « érotisme et cinéma muet », à l’occasion du film de Ray C. Smallwood, Camille, avec Alla Nazimova et Rudolf Valentino, et dont l’interprétation et la présence physique interfèrent de manière spécifique avec le décor. Le corps de l’actrice Nazimova en particulier, se tord en arabesques et me rappelle l’alphabet d’Erté, contemporain de ce film…
      Il y eut des exceptions, cette Camille précisément.
      Car dans ces mêmes années, le cinéma atteignit des sommets d’invention narrative et surtout plastique. Narrativité et plasticité ont constitué une tension permanente dès l’origine du cinéma : raconter ou peindre-dessiner.
      L’oscillation sera permanente jusqu’au définitif triomphe de la narration dont les histoires épargneront au cinéma de témoigner, sinon d’influer, sur l’Histoire avec un grand H. C’est tout le projet des Histoire(s) du cinéma de Jean Luc Godard dans les années récentes, que d’illustrer cette alternative et d’en manifester le désenchantement, sinon la mélancolie, par une sorte de retour, de réaffirmation, plastique et graphique. Aussi, les Histoire(s) du cinéma sont plus des mises en page que des mises en scène et en cela elles évoquent, pour moi, les années 20, les années 20 « impressionnistes » françaises plutôt que les années 20 constructivistes russes : montage labile, surimpressions profondes, préciosité et élégance des cadrages et de la composition de l’image.
      Mais les années 20 offrirent d’autres aspects de plasticité cinématographique. Hormis le cinéma traditionnellement désigné comme celui des avant-gardes, des tendances « décoratives » du cinéma industriel ont été oubliées. Encore cette Camille ! (J’y reviens puisque nous en avons vu ensembles des extraits…)
      Cette Nazimova se livre à des contorsions, à des cambrures transformant son corps en une lettrine chimérique, dont les arabesques se fondent dans les ramages et les palmes de cachemire imprimés sur les tissus et les papiers collés aux murs des appartements de studio. Ces étirements confinent à la lettre et rappelle au spectateur (devrait rappeler…) qu’un corps de star est comme une lettre en effet : il dépend de son inscription dans un enchaînement paradigmatique d’effigies dont l’équivalent qui s’impose à moi est le défilé, le défilé de mode. Roland Barthes nota à propos d’Erté, justement : « la mode n’est pas obsédée par le corps. Elle est obsédée par la Lettre, inscription du corps dans un espace systématique de signes ».
      C’est ainsi chère Anne, que la lettre, comme le corps qui défile, dépasse le figuratif et l’abstrait.

      Je ne sais plus guère que vous dire…

      Erté (de son vrai nom Romain de Tirtoff, d’où ses initiales RT prononcées font entendre « erté ») est né à St Pétersbourg et il est mort il y a une vingtaine d’années…Il fut un très marquant et précoce illustrateur « art-déco » pour Harper Baazar, mêlant les références de la bijouterie « art-nouveau » à l’exotisme de pacotille « russofile et la caricature romantique d’un certain « byronnisme follasse »… Mais il était très doué et se frotta au cinéma en imaginant des vêtements (peut-on appeler « vêtements » ces tombées de rideaux le long des corps ?) pour Aileen, Pringle, Norma Shaerer, Renée Adorée… Les personnages dessinés de la « Merveilleuse », de la « Paresseuse », de la « Prétentieuse », vamps emperlées et emplumées, parfois arachnéennes, mêlèrent l’arbitraire abstrait de la lettre et la ligne concertée et érotisante des danseuses stéréotypées, tel que le Crazy Horse bien plus tard, en continuera la tradition.
      D’où cet insécable accord entre, par exemple, le détail de jambes qui sexualisent le signe et la calligraphie de jambages qui décorent abstraitement les formes féminines. Les mots ont d’opportunes et communes origines. On lit le corps autant qu’on le contemple, qu’on le désire.
      Il y avait encore un peu de cela lorsque qu’une Garbo se renversait dans les bras d’un John Gilbert, faisant ressortir son cou anormalement arrondi par la torsion de la chute arrière. Il y avait encore un peu de cela également dans le profil de Louise Brooks dont le blanc du visage s’emboîtait dans le casque noir et géométrique des cheveux, et formant ainsi un G majuscule d’ivoire sur fond de velours nocturne et moiré.
      Oui, la silhouette des vamps fut graphique. Au fond – Erté déclina cette obsession à l’envi – les vamps furent des signes engendrant une abstraction érotique. Je veux dire un érotisme finalement défétichisé.

      Chère Anne, que vous dire de plus.
      Gardez le caractère de lettre à ce petit message si vous le publiez… Mais cela n’en vaut pas la peine à mon sens.
      Faites comme vous voulez. En outre, j’ai été fier que ma conférence vous ait intéressée. Mais tout cela est déjà si loin. Comme les vamps d’Erté et du cinéma…

Bien à vous,

Dominique Païni

 

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