O Révolution :
Du calligramme à l’OLNI

- Pierre Duplan
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Fig. 3. S. Mallarmé, Un coup de dés jamais
n’abolira le hasard
, 2003.

Fig. 8. S. Mallarmé, Un coup de dés jamais
n’abolira le hasard
, 1980

Fig. 12. Ecole Estienne, Loulipo, Ou Li Po, 1986

Fig. 16. Ecole Estienne, What a man !, 1986

Fig. 18. R. Queneau, Cent mille milliards de poèmes, 1961.

Des tentatives remarquables

 

Le coup de dés

 

En 1897, la revue Cosmopolis publie Le coup de dés, poème ultime de Stéphane Mallarmé, qui mourra l’année suivante (figs. 3, 4, 5, 6, 7). Condensé sur 10 pages, le poème ne traduit pas les intentions et recherches de l’auteur qui préparait un projet typographique : « construire les moindres positions du système verbal et visuel »exploitées dans un grand format en doubles pages de lecture, précisait Paul Valéry. Il n’en reste aujourd’hui que quelques jeux d’épreuves annotées par le poète, qui serviront à établir une première édition en 1914, rééditée en 2003 par la NRF.

En 1980, Mitsou Ronat, propose une version du poème fidèle aux vœux de Mallarmé : 285 x 380 mm, format refusé en 1897, parce que difficile à commercialiser d’autant qu’il n’entre pas dans les rayons d’une bibliothèque ordinaire. 24 pages, y compris la page de titre, sur le même papier que le poème.

Dans la présentation de sa mise en page, Mitsou Ronat précise que le poète avait « l’imaginaire d’un architecte » vivant dans un espace littéralement quadrillé par le Nombre d’or et le Nombre que personne n’a inventé et qui a jailli tout seul de l’instrument de la langue : le Douze, nombre de positions métriques du maître-vers alexandrin. D’autant qu’en cette fin de XIXe siècle, la poésie enregistre la mort de l’alexandrin et salue l’avènement du vers libre. Mallarmé expliquait déjà dans la note qui accompagne la première édition : « Cet emploi à nu de la pensée avec retraits, prolongements, fuites ou son dessin même, résulte, pour qui veut lire à haute voix, une partition… Les blancs assument l’importance… frappeurs d’abord… Il ne s’agit pas de traits sonores réguliers ou vers ; plutôt de subdivisions prismatiques de l’idée, dans quelque mise en scène spirituelle exacte… près ou loin du fil conducteur latent… que s’impose le texte » (figs. 8, 9, 10, 11).

En définitive, « Mallarmé est peut-être le première poète à avoir institué entre l’imprimerie et l’écriture un rapport autre que calligrammatique », suggère Mitsou Ronat.

 

Péguy et le silence

 

Péguy, on ne le sait pas assez, était typographe, et manifestait des exigences précises pour la présentation de ses textes. La même année que le Coup de Dés, il fait paraître une pièce de théâtre : Jeanne d’Arc, texte de 700 pages composé dans un seul corps du même caractère, pour traiter tous les niveaux de lecture habituels, titres de la pièce, d’un acte, d’une scène, texte des répliques. Péguy met en situation des silences, blancs indispensables à ses yeux, pour un bon fonctionnement des échanges entre partenaires : ainsi deux mots au milieu d’une page blanche, suivis de 2, 3, 4… jusqu’à 9 pages blanches ; le lecteur ressent à les tourner le temps qui s’écoule, l’espace sans paroles d’une durée déterminée.

 

Oulipo

 

Il était ouvroir pour œuvrer dans la littérature. Créé en 1961, par François Le Lionnais, l’ouvroir de littérature potentielle se définissait par la négative :

 

Il n’était pas un mouvement, comme le Lettrisme, ou une école littéraire.
Il n’était pas un séminaire scientifique, ni un groupe de travail sérieux.
- Il ne s’agissait pas de littérature expérimentale ou aléatoire, à l’image du cadavre-exquis, des écrivains surréalistes.

 

Cet ouvroir réunit dix membres, dont Georges Perec et Raymond Queneau, il œuvre à proposer aux écrivains de nouvelles structures de nature mathématique, et à inventer de nouveaux procédés artificiels ou mécaniques, soutiens de l’inspiration, en quelque sorte, aides de la créativité. Raymond Queneau qualifie la dimension de la recherche : naïve, comme la théorie naïve des ensembles ; artisanale, puisque ne disposant pas de machines ; amusante, tout au moins pour leurs auteurs, et rappelle aux rieurs « que le calcul des probabilités n’était, à ses débuts, qu’un recueil d’amusettes ».

Tout le monde connaît aujourd’hui La Disparition, roman de Georges Perec, qui réussit à écrire dans une langue lisible et compréhensible, plus d’une centaine de pages, sans utiliser la lettre e, qu’elle soit capitale E, minuscule e, accentuée é è ê… un vrai tour de force. Pourtant, à l’ouverture du livre, rien ne distingue l’image de ce texte sans e, de l’image des textes habituels.

En 1986, un groupe d’étudiants de l’Ecole Estienne, incités par les recherches de Massin, en typographie expressive, publiait une plaquette de 48 pages en hommage à OULIPO (figs. 12, 13, 14, 15, 16, 17) : ils ajoutaient aux textes sélectionnés les jeux typographiques adaptés qui mettent en évidence l’originalité de l’écrit : Les rimes alphabétiques d’Alexandre Plan ; Le petit abécédaire illustré de Georges Perec ; Exercices d’asphyxie ou d’aération de texte de Luc Etienne ; Le poème pour bègue de Jean Lescure ; La cimaise et la fraction œuvre collective à partir de la célèbre fable La cigale et la fourmi. Ces textes inhabituels s’installent à chaque page de lecture dans un paysage typographique qui valorise l’invention littéraire des auteurs.

 

Massin et Queneau

 

En 1961, Robert Massin, typographiste autodidacte, produit chez Gallimard Cent mille milliards de poèmes (fig. 18), recueil de dix sonnets, écrits par Raymond Queneau, qui justifie ses intentions : la forme sonnet, 2 quatrains suivis de 2 tercets, soit 14 vers ; l’utilisation de rimes ni trop rares ou uniques : ise/eaux, pour les quatrains, otte/tin, pour les tercets, pour avoir, au moins 40 mots différents pour les premiers, 20 pour les seconds. Chaque vers, imprimé sur une languette de papier, comme un volet indépendant, peut se combiner avec les autres (fig. 19). Il y a donc cent mille milliards de possibilités 10 puissance 14 (10 suivi de 14 zéros).

« En comptant 45 secondes pour lire un sonnet et 15 secondes pour changer les volets, à 8 heures par jour, 200 jours par an, on en a pour plus d’un million de siècles de lecture, et en lisant toute la journée et 365 jours par an, pour 190 258 751 années plus quelques plombes et broquilles (sans tenir compte des années bissextiles et autres détails) », précise Raymond Queneau, dans un souci de réalisme mathématique.

Cette machine à composer des poèmes, avatar avoué du genre cadavre exquis, célèbre la naissance d’une poésie sérielle et combinatoire.

 

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