Une carte eschatologique :
« La Porte de L’Orient »

- Ana-Maria Gîrleanu-Guichard
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Fig. 15. Christian Guez, Toponymes de l’imaginal

       Il s’agit vraisemblablement, chez Guez, d’une intuition jaillie à la croisée de plusieurs lectures. Pour Dante aussi, la Vierge Marie est la « fille de son Fils » [50]. De même, certains textes liturgiques la nomment notre « Terre Promise ». Elle devient ainsi l’équivalent de ce que les textes mystiques iraniens appellent « terre des visions » ou « terre de résurrection », la montagne de Qu’âf, « lieu » bien connu du monde imaginal. Guez mentionne explicitement ce rapprochement dans une prose du recueil La Secrète : « Dieu n’a qu’une parole, son épouse, sa création, qu’on la nomme la Jérusalem messianique, la Vierge, Assomption de l’Histoire, Incarnation de la Création et de l’Immaculée Conception dans ses sept jours principales, ou la Montagne de Qu’âf » [51]. Les repères de la « carte de transcarnation » rappellent donc ceux d’un espace imaginal dont quelques-uns sont justement la montagne de Qu’âf, l’Île Verte, la Mer blanche ou imaginale (où l’âme prend connaissance de soi) [52].
       Dès lors, tracer la carte de sa « transcarnation » revient à écrire son eschatologie personnelle, ce qui est bien l’un des impératifs à traduire en pratique par l’Ordre Poétique car jusque là « les hommes de la lettre n’avaient pas encore écrit leur eschatologie propre ». Nous l’avons déjà signalé, la philosophie iranienne met l’accent sur l’intériorisation de l’eschatologie, sur la nécessité d’une « eschatologie propre ». Liée indissociablement à la réalisation spirituelle personnelle, elle est une « mise-au-présent de l’âme », « la prise de conscience de l’eschatolon nécessite la perception imaginale du maintenant (...) ; l’eschatolon est le maintenant-s’accomplissant-présentemment » [53]. On aura remarqué que la phrase de début de La Porte de L’Orient est au présent et à la première personne, engageant radicalement l’individualité : « Je dresse la carte de ma transcarnation ».
       De même, la minuscule du nom « dormition » indique bien qu’il s’agit d’un événement personnel, de la dormition par laquelle chacun passera, comme la Vierge l’a fait. D’ailleurs, le mot « cimetière » garde dans sa mémoire étymologique le sens de sommeil provisoire (du grec koimêtêrion « lieu où l’on dort »). Du reste, le poète l’assure sur un ton prophétique donné par l’emploi du futur antérieur : « Chaque dormition aura été préparée avec soins ».

Ici et là-bas

       Les repères du monde terrestre, céleste et imaginal se mêlent sur cette carte. Le schéma manuscrit que Guez envoya à Anik Vinay le montre à l’évidence (fig. 15). Il fut gravé au dos des plaques qui enserrent les feuillets et font ainsi office de plats pour cet « objet : livre » (figs. 1 et 2). Les matériaux qui entrent dans leur composition sont, eux aussi, symboliques : plomb, matière saturnienne, céleste, et céramique, matière terrestre. Selon Paracelse, le plomb serait « l’eau de tous les métaux ». Métal alchimique, le plomb symbolise « la matière, en tant qu’elle est imprégnée de force spirituelle », « la base la plus modeste d’où puisse partir une évolution ascendante » [54].
       Commençons cette ascension suivant les toponymes de la carte : le Ventoux (précédé du symbole alchimique du soleil), « Liberrond » (il s’agit du Lubéron que le poète aimait transformer en Liberrond ou encore Luberron [55]), « Îles de la mort », « Tour des Dormitions » (précédé de l’une de ses signatures iconiques : une croix qui porte un cœur à chaque extrémité), « La Maison de la Lune », Lourmarin (précédé d’une pyramide de trois points renversée, en référence au signe de reconnaissance maçonnique que le poète emploie souvent à l’envers en signe de refus de toute « obédience réelle » [56]), « La Tombe gardée » (précédé d’un carré avec un point au centre), « Bastides de la dernière heure » (précédé du sceau du Salomon), « Site des étoiles perdues », « Pont du Regard », « Mer de la perspective », « Herse de l’Ange » et enfin « Entrée des catacombes majeures ».
       Les toponymes réels délimitent un espace familier au poète, investi d’une forte dimension affective. C’est ce qu’il appelle une « cartographie sacrée » personnelle :

 

       Il y a une cartographie sacrée, explique le poète au cours d’un entretien radiophonique. C’est-à-dire que, par exemple, on pourrait reconstruire la carte du ciel sur la carte de la terre : ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. Il y a un ciel projeté sur des temples qui dessinent des constellations sur la terre. Il y a cette géographie sacrée des Grecs, il y a la géographie sacrée des Egyptiens, et tout être a sa géographie sacrée personnelle, ses pèlerinages intérieurs, ses pèlerinages amoureux, ses pèlerinages intimes, où il retrouve la trace de ses pas. Et tout être bâtit sa géographie sacrée même dans la ville, à travers certains cafés qu’il retrouve. Et c’est cette géographie sacrée qu’il faudrait réanimer, en quelque sorte [57].

 

Réanimer la géographie sacrée du poète, c’est d’abord tenir compte de son importante charge existentielle. Pour Guez, au cœur de ce territoire personnel se trouve sa ville natale, Marseille, avec son arrière-pays, la Provence.
       Un important repère de cette carte intérieure est le village de Lourmarin, au pied du Lubéron. Enfant, le poète y avait passé ses vacances. C’est là aussi qu’il avait rencontré des artistes et des écrivains dont Albert Camus à qui il vouait une admiration certaine. Lieu exceptionnel que ce village avec son architecture provençale typique : le beffroi, les fontaines, le château Renaissance et l’église romane. Entourées d’oliviers et d’amandiers, les maisons traditionnelles appelées « bastides » atteignent parfois la taille d’un petit château. A Lourmarin, un quartier porte le nom de « Proches Bastides ». C’est ce qui a peut-être inspiré le toponyme imaginal « Bastides de la dernière heure ». D’ailleurs, le poète repose aujourd’hui dans le cimetière de Lourmarin, selon ses dispositions testamentaires : « J’ai vu la demeure de mon éternité [dit un passage de La Porte de L’Orient] et j’en serai l’architecte par la grâce qui fait que Dieu en acceptera d’être ouvrier ». Il s’agit encore de créer, d’imaginer, entre le visible et l’invisible, son propre au-delà.
       Au nord de Lourmarin, se trouve le Mont Ventoux que Guez évoque aussi dans une prose de La Secrète :

 

       Le versant nord du Ventoux, tu l’as parcouru avec moi. Et n’y retourne pas qui veut car il s’agit d’une citadelle invisible qui a son sanctuaire, celui des vents dont le rapt depuis Homère n’appartient qu’aux poètes [58].

 

Le privilège du poète serait de pouvoir découvrir et explorer des lieux autrement invisibles, tel ce « sanctuaire des vents » qui semble confirmer « l’hétérogénéité » de l’espace au cœur d’une terre provençale balayée par le mistral. En effet, la face nord du Mont Ventoux, la plus sauvage et raide, se dresse face aux courants d’air qui descendent vers la mer. Le mont s’oppose perpendiculairement au vent favorisant une accélération de celui-ci comme sur l’extrados d’une aile d’avion si bien que le sommet recouvert de neige un tiers de l’année est en permanence exposé aux vents qui dépassent parfois trois cents kilomètres à l’heure (le poète n’ignore pas un record de la vitesse du vent enregistrée en France, le 19 novembre 1967, sur la face nord du Mont Ventoux : 320 km/h). D’ailleurs, les autochtones entendent le nom du Mont Ventoux (en occitan provençal, Mont Ventor, « qui se voit de loin ») aussi bien comme « venteux ». En outre, il se trouve que la première relation d’ascension du Ventoux, datant de 1336, appartient à un poète : Pétrarque. Autant d’éléments factuels propres à exalter l’imagination.

 

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[50] « O Vierge Mère, et fille de ton fils, / humble et haussée plus haute que créature, / terme arrêté d’un éternel conseil, / toi seule fis en l’humaine nature / telle noblesse entrer que son faiteur / ne dédaigna de s’en faire faiture » (Dante, Le Paradis, chant XXXIII, dans Œuvres complètes, traduction et commentaires par André Pézard, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 1663).
[51] « L’Ange et l’hôte », La Secrète, op. cit., p. 53.
[52] Voir les termes qui décrivent l’espace imaginal dans le glossaire établi par Cynthia Fleury à la fin de son ouvrage Métaphysique de l’imagination, op. cit.
[53] Voir « La révélation imaginale comme étude du présent » (Ibid., p. 227).
[54] J. Chevalier, A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles. Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Robert Laffont / Jupiter, « Bouquins » 1982, p. 765.
[55] Ces variations de l’orthographe d’un toponyme se rattachent à ce que l’auteur appelle les « toponymies légendaires » (La Nuit ordonne, op. cit., [p. 14]) où le nom constitue à lui seul la légende de l’endroit qu’il désigne.
[56] Quoiqu’intéressé par l’enseignement ésotérique de la franc-maçonnerie, le poète n’a jamais fait partie de cette association initiatique. Il se dit pourtant « franc-maçon sans tablier » ou encore « d’obédience inconnue » (La Secrète, op. cit., p. 32).
[57] « L’A venturée », L’A venturée, op. cit., p. 39.
[58] « La Décision suprême », La Secrète, op. cit., pp. 15-16.