Une carte eschatologique :
« La Porte de L’Orient »

- Ana-Maria Gîrleanu-Guichard
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Fig. 11. Deuxième feuillet de La Porte de L’Orient (détail)

       Cependant, les dessins-signes de Guez ne partagent avec les idéogrammes de Michaux que l’allure pressée, la « mobilité virtuelle » [17]. Alors que pour Michaux, ces graphismes sont un exutoire, des « libérateurs » du langage et de la pensée, pour Guez, ils sont des éléments doués d’une valeur graphique, sémantique et/ou mathématique pouvant s’organiser parfois en carrés magiques (voir les carrés magiques d’ordre trois, fig. 9 et fig. 10 au centre de la planche dessinée). C’est à ce titre qu’ils intègrent le réseau de signes de la carte et rappellent qu’à ses origines, la cartographie était proche de la peinture.
       La signalétique de la carte est complexe. Comme nous l’avons montré, Anik Vinay met ensemble l’écriture manuscrite de Guez et la sienne (feuillet n° 4), des dessins-signes et des éléments cartographiques : une carte astrale (feuillet n° 1), deux cartes du ciel (feuillets n° 3 et 4), un quadrillage (feuillet n° 2). Il est évident que, dans ce contexte, l’écriture manuscrite déborde sa fonction de communication, elle devient « chiffre » de l’âme et du corps et participe de cette façon à la signalétique de la « carte ». En outre, Anik Vinay intervient par dessus l’écriture et les dessins de Guez, comme un voyageur qui met ses marques sur une carte (fig. 11).
       S’il est vrai que la cartographie précéda l’écriture et qu’elle naquit du besoin de garder la route parcourue en tête et de la communiquer aux autres, la carte a bien été un objet utilitaire avant d’être un objet conceptuel. Ainsi La Porte de L’Orient est une carte qui propose des traces à suivre. Mais comment lire cette carte originale qui pose sa propre sémiologie graphique ? Quel Orient indique-t-elle ? Pourquoi la première phrase du texte donne-t-elle comme repères la « porte de la mort » et la « porte de la dormition » ? Afin de répondre à ces questions, il faudrait commencer par cerner le réel dont cette carte est la représentation symbolique.
       Dans La Porte de L’Orient, les signes servent à circonscrire la projection d’un espace intérieur, d’un lieu. Cette « projection cartographique » est bien originale car il s’agit de « créer par la force de l’esprit le lieu » [18] et par la puissance imaginative de l’âme, selon la tradition de la mystique soufie. Quelques précisions s’imposent sur la métaphysique sous-jacente à cette vision poétique.
       A la croisée entre création et contemplation, Guez envisage l’imagination comme un monde intermédiaire, l’alam-almithal de la topographie spirituelle de l’Islam iranien ou le « pays du non-où » (Nâ-kojâ-Abâd) traduit par Henry Corbin comme « le monde imaginal » (mundus imaginalis) [19]. Ce lieu hors du lieu n’est pas contenu dans un topos, il dispose d’une assise ontologique propre. Une fois franchi son seuil,

 

       il se fait une sorte d’inversion de temps et de l’espace : ce qui était caché sous les apparences, se révèle soudainement, s’ouvre et enveloppe ce qui était jusqu’alors extérieur. L’invisible se fait visible. Désormais c’est l’esprit qui enveloppe la matière. La réalité spirituelle n’est plus dans le où. C’est en revanche le où qui est en elle [20].

 

       C’est donc grâce au monde imaginal, ou monde de l’âme, que peut avoir lieu la transmutation (qui n’est pas sans rappeler l’opération alchimique) réversible de l’intelligible en sensible. L’imagination active « se rend visible à elle-même l’invisible du visible », selon l’expression d’Henry Corbin.
       Dans cette perspective, une continuité s’instaure entre le physique et le métaphysique : « le minéral, la plante, l’animal, tous ont cette triple existence : matérielle, imaginale, intelligible » [21]. De même que les couleurs et les sons connaissent des degrés d’intensité variables dans le monde sensible, les essences varient en intensité sur l’échelle des degrés de l’être. Autrement dit, l’âme peut être plus ou moins âme, l’homme peut être plus ou moins homme, l’ange plus ou moins ange, en fonction du niveau de l’être atteint. C’est à cause de cette mobilité, de cette « inquiétude de l’être – comme l’appelle de manière très suggestive Henry Corbin – qui entraîne tous les existants dans un mouvement d’ascension ou de descente » [22], que l’Intellect Agent peut se « matérialiser » dans la vision de l’Archange Gabriel, ou inversement, que l’homme peut se « spiritualiser », avoir la vision de son « corps de résurrection ».
       En effet, l’imaginal n’est pas seulement le monde des « Idées-Images » mais aussi celui de la Résurrection. Cette métaphysique des métamorphoses, des transsubstantiations, fonde également la dimension eschatologique de l’imaginal, dimension fortement personnelle dans l’Islam shî’ite. Selon cette doctrine, sa vie durant, l’homme cisèle par ses actes son « corps de résurrection » qui sera dans l’imaginal son propre Paradis ou Enfer [23].
       En Occident, l’imagination, cette puissante faculté de l’âme, qu’il convient de distinguer de la fantaisie, de ce qui produit de l’irréel, de l’imaginaire et non pas de l’imaginal, a été privée de sa fonction noétique, au long des siècles, par la philosophie d’avant-scène [24]. Ce sont les poètes romantiques allemands et anglais qui remettent l’imagination dans ses droits, via l’œuvre de Paracelse et de Jacob Boehme. Blake, par exemple, développe une conception de l’imagination qui recoupe singulièrement la doctrine du monde imaginal, surtout dans sa dimension eschatologique. Il entend l’imagination comme « le sein Divin dans lequel nous entrerons après la mort » et comme « un monde infini et éternel ». De même pour Novalis, le vrai poète, qu’il qualifie bien avant Rimbaud de Voyant, « est au sens plein sujet et objet, âme et monde ». Or, outre la tradition mystique soufie, ce sont justement les œuvres de Novalis, Blake, en premier lieu, mais aussi celles de Yeats et Powys, qui ont représenté pour Guez autant de repères majeurs dans l’exploration du monde intérieur.
       Ce territoire de l’âme qui accueillera le poète dans l’au-delà est précisément ce que la carte eschatologique de La Porte de L’Orient cherche à visualiser à travers des repères, thèmes et motifs qui sillonnent l’œuvre entière. Là-dessus, il convient de souligner que, chez Guez, la cohérence thématique de l’ensemble de l’œuvre est telle que parfois le moindre texte renvoie à tous les autres et les renferme ou les reflète, comme une goutte d’eau la mer entière. C’est bien le cas de la page de prose qui a donné naissance à la carte de La Porte de L’Orient. Le texte invite à des lectures croisées avec d’autres textes de l’auteur mais aussi avec d’autres auteurs. Il s’agira donc d’indiquer ici, à partir de quelques notions-clés chez Guez, un chemin parmi d’autres à travers la « carte ».

 

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[17] H. Michaux, Mouvements, Gallimard, 1951, p. 41.
[18] « Dante, le jardin, notes », La Secrète, Saint-Clément, Fata Morgana, 1988, p. 64.
[19] La création littéraire s’accompagne chez Guez d’une constante réflexion sur le statut ontologique de la parole et de l’image poétiques. C’est dans les travaux d’Henry Corbin qu’il trouvait une réponse, comme en témoigne encore une de ses lettres : « Je tiens beaucoup aux réflexions du Pays du non-où, relis Corbin avant d’argumenter, mais c’est la question fondamentale du lieu de l’existence de l’image, en tant que substance irréductible, notre création à nous » (Lettre à Bernar Mialet de « Mai Ascension 51982 », Sorgue, n° 2, 2000, p. 66).
[20] D. Shayegan, Henry Corbin. La topographie spirituelle de l’Islam iranien, Paris, La Différence, « Philosophia perennis », 1990, p. 56.
[21] H. Corbin, La Philosophie iranienne islamique aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Buchet-Chastel, 1981, p. 83.
[22] Ibid., p. 70.
[23] Voir surtout H. Corbin, Terre céleste et corps de résurrection de l’Iran Mazdéen à l’Iran Shî’ite, Paris, Buchet/Chastel, « La Barque du Soleil », 1960.
[24] En Occident, la victoire de l’averroïsme sur l’avicennisme (XIIe-XIIIe siècles), et, plus tard, des Lumières de la Raison sur les pouvoirs obscurs de l’âme, a consommé progressivement la rupture entre métaphysique et mystique, avec pour conséquence la privation de l’Imagination de sa fonction noétique. Kant est peut-être le dernier des philosophes occidentaux pour qui l’Imagination (sous sa forme d’« imagination transcendantale » ou « productrice ») détient encore un rôle créateur dans le processus de la connaissance, en tant que « condition a priori de l’unité du concept et de l’intuition ». Pour une analyse plus poussée de ce moment de rupture, voir le chapitre intitulé « Kant aux frontières de l’Orient », C. Jambet, La logique des Orientaux. Henry Corbin et la science des formes, Seuil, 1983, pp. 52-71.