Le modèle cartographique
dans l’œuvre d’Emmanuel Hocquard

- Isabelle Chol
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Fig. 3. Emmanuel Hocquard, Elégie IV

       La langue du poète relève d’une simplicité qui correspond aussi à l’activité cartographique. La carte et surtout le plan, plus que la peinture dont les liens avec la poésie ont été déterminants dans l’évolution de cette dernière au fil du XIXe siècle, sont propres à rendre compte de cette simplicité qui ne traduit pas seulement un mouvement vers l’abstraction, mais une autre façon de figurer un univers à partir de précisions documentaires qui concernent la matière. Ainsi, les références aux lignes et aux formes, qui permettent de délimiter un espace, sont fréquentes. Et la désignation des lieux s’effectue souvent par le recours à un vocabulaire géométrique. Elle est complétée par une caractérisation objective concernant les couleurs, ou simplement évaluative dès lors qu’elle indique les dimensions :

 

Les collines sont de couleur blonde ou rose, et parmi ce rose ou ce blond entrent de petits carrés d’un vert vif (AI, p. 16).

lignes et lignes blanches, l’étendue prenait les yeux (AI, p. 17).

De l’autre côté de la haie. Quatre murs. Vers la fin de l’après-midi. Un grand carré fermé par quatre murs. Blancs. Loin de la ville (...)
(...) La porte haute. Du même bleu que la mer et le ciel. L’arête d’angle des hauts murs. La ligne verticale qui divise la couleur : rien qu’un changement de couleur (AI, p. 77).

 

       Dans la langue du poète, les mots sont choisis dans la stricte limite des besoins du dessin et du souci d’exactitude dans la description. Au nom s’ajoute un adjectif qualificatif :

 

Si on vous dit :
dessinez une orange...
Vous demandez :
une orange verte, mûre, grosse, petite, ronde ?

Pour la dessiner exactement
il faut vous dire comment elle est

(« Trois leçons de morale », II, Les Dernières Nouvelles de l’expédition) [24].

 

Dans cette syntaxe minimale, le complément du verbe n’apparaît aussi que par nécessité syntaxique et sémantique. C’est ce que souligne le troisième poème des « Trois leçons de morale » :

 

Si je dis :
Une hirondelle vole,
on me comprend.

Si je dis :
Une hirondelle rase,
on me demande :
Elle rase quoi ?
La rue,
le toit,
le pré ?

Il me manque un renseignement.
Par exemple :
Une hirondelle rase le toit.
Il a suffi d’ajouter le complément.

Ainsi, parfois,
Le verbe a besoin d’un complément

(DNE, p. 106).

 

       Les poèmes des Dernières Nouvelles de l’expédition sont construits sur le modèle de la description d’objets telle qu’on la trouverait sous la plume de quelque archéologue. Dans « Cyanos », les terres cuites sont décrites au moyen d’adjectifs objectifs, aux contours relativement stables :

 

Ces terres vernissées sont enduites
d’une couche silico-alcaline colorée en bleu
tirant parfois sur le vert
ou simplement laissées avec la couleur blanche

(DNE, p. 112).

 

Si les modalisateurs sont présents (« parfois », « simplement »), le regard du descripteur est celui du scientifique qui ne manifeste aucun engagement affectif. Dans le poème qui suit « Cyanos », « La panthère », ce « félin sculpté / dans un bloc de dolomite rouge et blanche », qui « a été trouvé en Jordanie », est encore décrite au moyen d’adjectifs de couleur. Présenter un espace, sur le modèle de la carte, ou un objet, sur celui de la description archéologique, supposent une même simplicité qui retient essentiellement les formes mais aussi les couleurs qui y sont « enfermées » [25] ou constituent « une mesure » [26].

       L’écriture scientifique est ainsi une autre façon de se libérer du primat que l’énonciation peut accorder au sujet psychologique. Comme pour la photographie ou la cartographie, l’œil demeure bien un organe de la perception, mais l’écriture s’est débarrassée de tout ce qui était susceptible d’oublier la simple nature physique des choses. Et cette nature physique est aussi celle de l’écriture dans son sens concret, de graphie. La « disparition élocutoire du poète qui cède l’initiative aux mots » [27] est ainsi reprise par Emmanuel Hocquard qui ne se contente pas de décrire des objets archéologiques dans leur matérialité mais qui fait de la page un espace matériel où vient s’inscrire un texte aux dimensions plastiques.
       Le primat accordé à la surface plane reprend ainsi du modèle cartographique sa fonction non pas de représentation mais de présentation d’un espace susceptible d’être arpenté. Gilles Deleuze et Felix Guatarri soulignent, dans Mille plateaux, qu’écrire, c’est « arpenter, cartographier, même des contrées à venir » [28]. Emmanuel Hocquard évoque régulièrement cette expérience du parcours, qu’il s’agisse de la navigation (« Le chant séculaire pour un nomarque », DNE, p. 103) ou de l’arpentage (DNE, p. 104). La carte se fait cadastre, et « Le chant séculaire pour un nomarque » précise ainsi la définition de la « nome » : « Petite division administrative dans l’ancienne Egypte » (DNE, p. 100).
       Si l’une des caractéristiques du poème réside ainsi dans ses descriptions objectives, il est lui-même un objet à voir, un espace à arpenter, notamment dans les Elégies (« Elégie IV », E, pp. 60 à 62) (fig. 3). Le décalage des lignes sur la page construit des axes verticaux multiples. Le blanc interlinéaire délimite des blocs de textes. Ils trouvent aussi leur spécificité dans le jeu des caractères choisis : l’italique ou les lettres capitales instaurent une différence qui renforce la distance spatiale entre les blocs textuels. Mais la distance est aussi construite par le blanc intra-linéaire, qui isole les mots ou groupes de mots, et participe non plus à la construction de blocs mais à la dislocation des énoncés. Le travail du poète est alors reformulé à la fin du texte : réunir les fils épars permet de construire un espace qui prenne en compte la fragmentation. La page propose un espace à parcourir, selon des itinéraires matérialisés par la limite entre le blanc et les blocs textuels ou les lignes d’écriture. Poème à entrées multiples, il prend ainsi les caractéristiques de la carte ouverte, qui sont aussi, pour Deleuze et Guattari celles du rhizome : « La carte est ouverte, elle est connectable dans toutes ses dimensions, démontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications » [29].

       La référence cartographique conduit ainsi Emmanuel Hocquard à une réflexion sur l’écriture, en tant que transposition mais aussi construction et investissement d’un espace. Elle pose le problème de la représentation et de sa conversion en simple présentation, et accorde une place centrale à une esthétique de la surface et du support. L’absence d’épaisseur et de revers est une façon de reformuler l’expérience phénoménologique du temps et de l’espace, cet affrontement à « ce qui arrive ». La surface, c’est celle de la carte, de la photographie, du dessin ou de la couche archéologique. Sa lecture s’effectue sur le mode de la description objective qui fait du poète un « traducteur de cailloux » ou d’objets, proche du naturaliste ou de l’archéologue. Formes, lignes, couleurs constituent les éléments de base d’une écriture de laquelle est exclu tout investissement affectif. Ecriture objective ou littérale, elle est une façon d’ouvrir un espace sur la page qui est à son tour, comme la carte géographique ou le plan, à parcourir en suivant les lignes ou les fils qu’il propose.

 

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[24] Emmanuel Hocquard, « Trois leçons de morale », II, dans Les Dernières Nouvelles de l’expédition, Op. cit., p. 108 (DNE, dans le texte).
[25] « Les couleurs sont enfermées », écrit Claude Royet-Journoud dans Les Natures indivisibles (Paris, Gallimard, 1997, p. 30).
[26] Le traitement de la couleur peut encore être rapproché de ce constat de Claude Royet-Journoud : « la couleur est une mesure » (Les natures indivisibles, Op. cit., p. 34).
[27] Stéphane Mallarmé, Op. cit., p. 211.
[28] Op. cit.
[29] Mille plateaux, Op. cit.