Le modèle cartographique
dans l’œuvre d’Emmanuel Hocquard

- Isabelle Chol
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       La métaphore est, dans son sens propre, un déplacement, un « transport » [5]. La métaphore chiffrée peut sembler distincte de la métaphore poétique, plus proche de la rêverie libre, elle partage toutefois avec celle-ci la distance que crée le déplacement et le « paraître » [6]. Elle est aussi un leurre, celui de la vérité ou du sens qui n’est toujours qu’une doublure, que projette le sujet [7] :

 

       Aussi longtemps que la parole maintint l’éloignement, que la métaphore pût doubler le monde de sens, la vie resta en mon pouvoir. Je jouais de ma voix contre l’air, de ma parole sur la pierre, lorsque l’accident eut lieu. Sous le choc, l’enveloppe protectrice se déchira sans bruit et, dans la perte du sens qui s’ensuivit, la distance s’abolit brusquement. La chose écrite (scripta) se mit à faire monde. Et je sus que je périssais emmuré à mon tour dans les choses (AI, p. 36).

 

       Opposée à cette certitude de l’homme, « mesure de toute chose » [8], la poésie n’est pas une représentation, mais la présentation d’un espace, dans le sens concret du terme, l’espace de la page où prennent place les mots et les lignes, une géographie que met en scène « Une » et que le poète présente en ces termes :

 

       ... à cause de l’incertitude qui pesait sur l’existence d’un sujet, l’événement resta non conjugué et la métaphore tomba en panne. Dès lors la langue ne put qu’étaler géographiquement UNE par séries discontinues de lignes, comme une somme inachevée au lieu d’un tout (AI, p. 43).

 

       La poésie d’Emmanuel Hocquard tente ainsi de répondre à ce constat, formulé dans « Il rien » :

 

La littérature en général et la poésie en particulier échappent-elles au modèle cartographique ? Mises à part quelques poches de résistance ou d’indifférence, la réponse est non. La littérature y obéit comme le reste ; simplement elle s’y conforme différemment (PT, p. 53).

 

       La question qui se pose alors n’est pas celle d’un refus possible de la carte, mais plutôt d’une autre façon de la concevoir :

 

Mais comment échapper au naturalisme inhérent à toute représentation ? Comment sortir de l’hypocrisie moraliste qu’implique l’espace cartographique ? (PT, p. 53)

 

       Le refus de l’hypocrisie suppose alors que la carte se coupe de cette transitivité illusoire avec le réel, qu’elle se donne pour ce qu’elle est, une « représentation vide », sans donné préalable. Le modèle que prend Emmanuel Hocquard est ainsi la carte de L’Île au trésor, dont les indications de positions, latitude et longitude, ne correspondent à aucune île réelle. De fait, « la carte ne représente rien. La métaphore ne fonctionne pas comme attestation d’une vérité, mais comme un mensonge ». Et si « rien, à notre grande satisfaction, c’est également : chose » (PT, p. 54), la carte de Flint est alors l’indice que le récit et l’écriture relèvent non pas de la mimèsis mais de la sémiosis. Plus précisément, ils construisent un espace propre à accueillir le « rien », la « chose », ce qui passe, un « espace inaugural » (PT, p. 54). Tout l’oppose à l’espace du cartographe : d’un côté la métaphore chiffrée, de l’autre ce « carré aux contours invisibles, non situable et non chiffrable » ; d’un côté la métaphore qui « double le monde de sens », de l’autre l’espace « insignifiant » (PT, p. 55).
       De fait, la réflexion d’Emmanuel Hocquard prolonge celle de Stéphane Mallarmé. « Rien n’aura eu lieu que le lieu » [9] : la négativité devenue chose, contenue dans la restriction, est reformulée ainsi dans « Il rien » : « le récit ne tient pas d’autre place que le lieu du récit. J’ai désigné le livre » (PT, p. 55). Le livre ainsi conçu doit prendre ses distances avec toute velléité de représentation. Au « non-lieu » qu’est le livre par excellence de la tradition occidentale, la Bible, « matrice exemplaire de la pensée cartographique » (PT, p. 56), s’oppose l’ « espace-récit de l’écriture » (PT, p. 55), de la chose écrite. Au fil de ce cheminement, la carte que privilégie le poète n’est pas celle du cartographe, mais de l’augure, qui correspond à celle que Deleuze et Guattari, dans « Rhizome » [10], opposent au calque. Et si le récit « tire sa pertinence non d’un dehors mais de l’espace qu’il inaugure, s’il est le lieu d’une lisibilité » (« Il rien », PT, p. 56), la poésie en fait aussi et surtout un espace scriptible.

 

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[5] Dans sa Conversation du 8 février 1982 avec Claude Royet-Journoud, Emmanuel Hocquard évoque le véhicule motorisé aperçu sur l’île de Symi : « [.] sur le flanc de cette espèce de camion il y avait, peint en grands caractères grecs, le mot «metaphorès«, c’est-à-dire, littéralement, « transports ». Et là on en revient aux mots qui se mangent eux-mêmes quant au sens, parce qu’on avait devant nous, à la lettre, une métaphore. Or une métaphore «à la lettre« ce n’est plus une métaphore » (Un Privé à Tanger, p. 160).
[6] Dans « Prenez-le vivant » (PT, pp. 61 et suiv.), Emmanuel Hocquard évoque l’œuvre de Claude Royet-Journoud et le « renversement où «ce silence / est un point d’appui«, grâce à la représentation de l’être par analogie, le paraître ».
[7] Les réflexions d’Emmanuel Hocquard sont de ce point de vue proches de celles de Friedrich Nietzsche qui formule ainsi ce rapport de l’homme à la vérité : « Qu’est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement haussées, transposées, ornées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple fermes, canoniales et contraignantes : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible (.). Celui qui cherche de telles vérités ne cherche au fond que la métamorphose du monde en les hommes, il aspire à une compréhension du monde en tant que chose humaine et obtient, dans le meilleur des cas le sentiment d’une assimilation [.] » (Le Livre du philosophe [1872-1875], Paris, Aubier, Flammarion, 1958, pp. 182 et 187).
[8] Friedrich Nietzsche, Op. cit., p. 187.
[9] Stéphane Mallarmé, Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard, Paris, Gallimard, 1914 (rééd. 2006).
[10] Gilles Deleuze et Felix Guattari, « Rhizome » [1976], dans Mille Plateaux, Paris, éd. de Minuit, 1980.