Ecriture et condensation : la phrase esquissée
Pour une théorie de l’esquisse
Dès le prologue du Salon de 1767, Diderot propose à Grimm une solution pour remédier à l’absence des tableaux : « faire prendre une esquisse de tous les morceaux » [22] décrits. Cette requête n’obtiendra pas le résultat escompté. Pour combler ce manque patent, Diderot tente de composer un véritable croquis littéraire des toiles, une esquisse en mots. L’esquisse correspond pour Diderot au premier degré de la création artistique, gouverné par l’enthousiasme, l’inspiration et le génie. « Pourquoi une belle esquisse nous plaît-elle plus qu’un tableau ? » [23] : c’est ce que Diderot tente de théoriser avec les toiles d’Hubert Robert (figs. 3 et 4). Liées à la vie et à son mouvement, à l’activité de la sensation, aux passions et à l’immédiateté de la transposition artistique, les esquisses frappent davantage l’esprit du spectateur. Diderot cherche à insuffler à son texte la spontanéité de l’esquisse, mais aussi à créer des équivalences entre sa phrase et le dessin. Et Diderot d’annoncer comme préliminaire à ses comptes rendus sur les tableaux de ruines d’Hubert Robert : « Voici, mon ami, des esquisses de tableaux, et des esquisses de descriptions » [24]. Tous les tableaux d’Hubert Robert commentés par le salonnier ne sont pas nécessairement des esquisses, mais il semble qu’esquisses et ruines, forme et sujet pictural, se répondent pour Diderot. L’affinité esthétique existant entre le texte du salonnier et l’esquisse est donc d’emblée soulignée. Diderot s’apprête à rompre avec la linéarité phrastique afin de reproduire l’instantanéité, la simultanéité et la densité de l’image picturale esquissée.
Juxtaposition et parataxe
La juxtaposition participe de cette écriture picturale. L’ordre des mots dans la phrase n’est plus conçu selon le règne de sa linéarité, mais selon une logique d’accumulation. Comme dans l’image, où l’élément signifiant est juxtaposé ou superposé, la phrase de Diderot procède par parataxe, syndétique ou asyndétique. Pour Philippe Déan,
ce trait stylistique semble être l’index d’une immersion du langage dans l’image, et décrit une opération par laquelle le langage semble vouloir s’approprier les propriétés particulières de la sémiosis picturale (...). Le texte cherche cet espace utopique où il devient image d’une autre nature. Il ne s’agit pas d’appliquer l’image contre le texte pour en mesurer la fidélité descriptive, mais d’inventer une image faite texte [25].
Juxtaposer des groupes de mots revient en effet à favoriser la discontinuité et la coexistence d’éléments disparates. La juxtaposition imite à son échelle la superposition des traits du peintre crayonnant et retouchant son dessin. La parataxe favorise la création de strates de mots qui suscitent une lecture verticale du texte. Diderot augmente ainsi le potentiel expressif de son texte tout en déconstruisant sa linéarité foncière. Citons la fin de l’article sur Hubert Robert :
Au sortir des esquisses de Robert, encore un petit mot sur les esquisses. Quatre lignes perpendiculaires, et voilà quatre belles colonnes, et de la plus magnifique proportion ; un triangle joignant le sommet de ces colonnes, et voilà un beau fronton, et le tout est un morceau d’architecture élégant et noble : les vraies proportions sont données, l’imagination fait le reste. Deux traits informes élancés en avant, et voilà deux bras ; deux autres traits informes, et voilà deux jambes ; deux endroits pochés au-dedans d’un ovale, et voilà deux yeux ; une ovale mal terminée, et voilà une tête, et voilà une figure qui s’agite, qui court, qui regarde, qui crie. Le mouvement, l’action, la passion même sont indiqués par quelques traits caractéristiques, et notre imagination fait le reste. (...) Dans les transports violents de la passion, l’homme supprime les liaisons, commence une phrase sans la finir, laisse échapper un mot, pousse un cri et se tait ; cependant j’ai tout entendu ; c’est l’esquisse d’un discours. La passion ne fait que des esquisses [26].
Diderot écrit ici sur l’esquisse tout en reproduisant son mode de fonctionnement, ce qui revient littéralement à « écrire l’esquisse ». Le verbe principal disparaît au profit d’une juxtaposition de phrases à présentatif. « Voilà » fonctionne comme déictique et permet de transformer les données de l’image ou de l’esquisse (« quatre lignes perpendiculaires », « un triangle », « deux traits informes », « une ovale ») en mots désignant des réalités tangibles (« quatre belles colonnes », « un beau fronton », « deux bras », « deux jambes », « deux yeux », « une tête »). Il y a donc immédiateté entre le trait et son résultat, entre le mot et sa réalité. La juxtaposition copie l’apparition immédiate du réel, comme si le texte détenait le pouvoir de réfléchir l’image, de la recomposer in praesentia et de l’animer. La juxtaposition s’apparente à un « effet de réel », ou plutôt à un « effet de peinture » : en déconstruisant l’énonciation au sein de laquelle les mots semblent littéralement s’accumuler, elle s’apparente à une « magie syntaxique » qui fait écho au fameux faire de la « peinture de loin » magnifié par Chardin : « On n’entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses de couleur appliquées les unes sur les autres et dont l’effet transpire de dessous en dessus. (...) Approchez-vous, tout se brouille, s’aplatit et disparaît ; éloignez-vous, tout se recrée et se reproduit » [27].