« Ils ont dans la tête ut pictura poesis erit ; et ils ne se doutent pas qu’il est encore plus vrai qu’ut poesis, pictura non erit. (...)
Il n’y a sur le papier ni unité de temps, ni unité de lieu, ni unité d’action.
Il n’y a ni groupes déterminés, ni repos marqués, ni clair-obscur,
ni magie de lumière, ni intelligences d’ombres, ni teintes, ni demi-teintes,
ni perspective, ni plans. (...)
Il n’en est pas ainsi d’un art où (...)
il ne s’agit pas de dire, mais où il faut faire ce que le poète dit. »
Denis Diderot [1]
Ut poesis, pictura non erit : voici ce que déclare Diderot dans son Salon de 1767 en parodiant la célèbre formule d’Horace [2]. En contexte, cette maxime revisitée met en lumière les insuffisances picturales des peintres à retranscrire un vers de Virgile, mais elle peut également laisser entrevoir l’inaptitude du texte littéraire à traduire l’image. Cette proposition provocatrice de Diderot prend le contre-pied des théories esthétiques du temps, puisque les analogies entre peinture et littérature sont traditionnellement à la base de l’explication des Beaux-Arts au XVIIIe siècle. Prolongeant une vieille tradition antique, « l’art de peinture » s’assimile à l’époque des Lumières à la poésie, c’est-à-dire à l’art de l’éloquence et de la rhétorique ou à l’art de la poésie dramatique. Dans son De Arte graphica, Charles Alphonse Du Fresnoy, traduit par Roger de Piles - l’auteur des Cours de peinture par principes (1708) et de L’Idée du peintre parfait (1715) - renforce les liens entre texte et image en humanisant la relation, consanguine et charnelle, qui unit ces deux arts :
la peinture et la poésie sont deux sours qui se ressemblent si fort en toutes choses, qu’elles se prêtent alternativement l’une à l’autre leur office et leur nom. On appelle la première poésie muette, et l’autre une peinture parlante [3].
Les rapprochements entre texte et image n’ont donc pas fini de hanter les esprits des théoriciens esthétiques de l’époque. C’est surtout les Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture de Du Bos qui offrent le meilleur aperçu de cette discussion jusqu’en ses considérations les plus affinées :
l’expression me paroît dans un tableau ce que la poésie du style est dans un poème. Je comparerois volontiers le coloris avec cette partie de l’Art poétique qui consiste à choisir et arranger les mots, de manière qu’il en résulte des vers qui soient harmonieux dans la prononciation. Cette partie de l’Art poétique peut s’appeler la mécanique de la Poésie [4].
Du Bos confronte les deux sours amies selon leur mode de création artistique et envisage les possibilités d’une circulation originale entre techniques picturales et procédés stylistiques, entre iconicité du texte et lecture de l’image.
Dans sa critique d’art, Diderot fait preuve d’une certaine ambiguïté sciemment cultivée : tout en affirmant la différence entre littérature et peinture, il valorise les rapprochements entre texte et image, lisible et visible, phrase et tableau [5]. La comparaison entre ces deux modalités d’expression artistique distinctes, entre ces deux arts d’imitation aux « hiéroglyphes particuliers » [6]
dirait Diderot, ne saurait dissimuler une différence majeure : tandis que la peinture repose sur l’immobilité et l’instantanéité de l’image figurative, le texte littéraire s’appuie tout au contraire sur la syntaxe successive du discours. Cette question sous-tend toute la réflexion esthétique de Diderot, et ce depuis la Lettre sur les sourds et muets, où il constate que le « moment » du peintre oblige à plus de concentration que les lignes du poète [7]. Publiés originellement sous la tutelle de Grimm dans La Correspondance littéraire, les Salons reflètent donc une
œuvre fondamentalement en tension, écartelée entre simultanéité de l’image et linéarité du texte. Cette Correspondance compte à l’époque une quinzaine d’abonnés [8], dont aucun ne vit en France, et sert de « traité » artistique à l’éducation esthétique des Grands de ce monde. Afin de pallier l’absence des toiles, Diderot doit parvenir à créer un « tableau de mots » pour ses prestigieux lecteurs qui n’ont pas accès aux toiles commentées. Mais comment traduire l’œuvre d’une langue dans une autre, tout en respectant son originalité ? Comment décrire l’image et en rendre les effets, c’est-à-dire comment « dérouler » ce qui est simultané et condenser ce qui immanquablement se déploie ?
Diderot tente d’appliquer à la construction de sa phrase les techniques de la composition picturale, afin de créer une simultanéité du voir, du dire (de l’écrire) et de la recréation, objectif mythique de la critique d’art. L’histoire de la critique d’art permet de dater sa véritable apparition au XVIe siècle : les auteurs humanistes commencent à écrire sur des artistes contemporains considérés comme des « alliés » dans la redécouverte de l’Antiquité. Albert Dresdner précise qu’il y a là un élément paradoxal : « l’ironie de l’histoire a ainsi voulu que cette même Antiquité, qui avait autrefois relégué les artistes dans la banausia, puisse alors servir à lever cet anathème » [9]. Les hommes de lettres se mettent à créer des textes inspirés par les œuvres de leur époque : la création sur la création d’art est née.