Fig. 10. Renart pèlerin, détail
Cette dernière illustration semble ainsi nous éloigner des péripéties et de la fin du « Jugement de Renart » : elle interrompt le récit. Elle paraît aussi nous conduire vers « Le Pèlerinage de Renart ». Dans cette branche, la huitième de l’édition de J. Dufournet, le goupil, vieilli, part en pèlerinage pour Rome où il souhaite être pardonné de ses péchés. Il revêt les attributs traditionnels du pèlerin, la besace et bourdon, comme dans la marge du manuscrit D :
Escrepe et bordon prend, si muet ;
Si est entrés en son chemin.
Molt resemble bien pelerin
Et bien li sist l’escrepe au col (v. 166-169) [11].
Le dessin nous invite encore, par cette ouverture finale, à repenser à un autre pèlerinage. À la fin du « Jambon enlevé » (branche V), le goupil parvient à échapper à la violence d’Isengrin en lui demandant congé :
Biaux oncles douz, je vous requier
Congié de saint Jaque requerre,
Pelerin serai par la terre (v. 142-144) [12].
La marge clôt « Le Jugement de Renart » sur la fuite du goupil ; majestueusement dressé sur son destrier, le goupil est en marche : Et Renars se met a la voie [13], lancé vers d’autres aventures. La marge ouvre aussi le récit à d’infinies continuations, qui ne sont pas forcément celles du texte. Elle suggère une nouvelle arborescence, comme il s’en trouve bien d’autres dans le Roman qui repose essentiellement sur la multiplication des aventures du personnage central et sur des relances d’écriture. Si les images reprennent de façon presque citationnelle le texte, si elles en reproduisent la mécanique, c’est donc pour le régénérer et amorcer de nouveau un processus de création. Les marges obéissent au principe de répétition et de variation, très fréquent dans le texte renardien qui se plaît lui-même à répéter, en les modifiant légèrement, de nombreux motifs (par exemple le jugement [14]) ou certaines ruses du goupil (comme la feinte de mort [15]).
Renart et la marge
Enfin, dans le dernier dessin marginal, la posture dominante de Renart permet d’illustrer les dimensions parodique et contestataire du Roman de Renart. Comme pour matérialiser alors le lien entre texte et image, le dessin semble jouer avec le nom propre Renart dans le texte : l’oreille du goupil rejoint le trait qui barre l’un des jambages du « R », signalant ainsi qu’il s’agit d’une abréviation (fig. 10). L’animalité du renard parfaitement marquée par son fin museau, ses petites oreilles et ses pattes ressort sous le déguisement : cette double postulation animale et humaine instaure dans l’image une dimension burlesque et carnavalesque. Renart monte, comme un chevalier, un destrier ; il porte, comme un pèlerin, la gourde et le bourdon. Le dessin constitue ainsi une parodie des univers épique et religieux régulièrement tournés en dérision dans le Roman de Renart : la posture dénonce un stéréotype (le lien intime qui existe entre le chevalier et son cheval de bataille) et une coutume : le départ en pèlerinage qui, dans certains cas, est un substitut non sanglant accordé par le roi pour éviter la peine de mort à un chevalier. Le style bas bestourne [16] les codes de la chanson de geste, instaure un discours en marge des récits plus officiels ; les dessins marginaux, par la place qu’ils occupent, renforcent cette dimension critique du Roman de Renart.