Fig. 6. Renard courant après un lièvre
Fig. 7. Manicule, Amiens,
BM, ms. 361, fol. 413f
Même si, comme la miniature [4], elle entre dans la définition générale du terme « enluminure », la marge n’a pas le même statut ; elle se distingue aussi des initiales historiées ou ornées. La distance qui les sépare est d’abord spatiale : les marges ne sont pas des seuils, des points de passage entre la marge blanche et le texte manuscrit, comme les lettrines ; elles pénètrent assez rarement le texte ou ses interlignes, même si c’est parfois le cas, en particulier pour combler une ligne peu écrite (fig. 5). La différence tient à leur format, à leur prix, même si elles deviennent de plus en plus riches après le XIIe siècle, à la qualité et à la précision du trait mais aussi au moment de leur création. Alors que le dessin marginal procède d’une intention postérieure, la miniature est pensée par le scribe lors de la rédaction. Le copiste laisse une place vacante avant son texte, indique à l’artiste le sujet à représenter dans une rubrique, à l’encre rouge souvent, comme dans le manuscrit D [5]. La miniature obéit également à la réglure qui cadre l’écriture dans la page et à l’organisation du texte en colonne : elle est donc, comme le texte, bornée par la marge blanche.
Sur la première page du manuscrit D du Roman de Renart, au bas du feuillet, un renard court après un lièvre sur un décor végétal (fig. 6). La marge animalière illustre une scène de chasse habituelle, présente dans de nombreux autres manuscrits. Le plus souvent, dans les livres d’heures, de chasses, sommes de droits, la scène n’illustre pas le récit : elle est parfaitement marginale. Mais ici, dans le Roman de Renart, elle semble annoncer à sa façon la quête perpétuelle de Renart qui se saisirait volontiers de Couart, le lièvre. La marge de ce premier feuillet n’était pas explicitement prévue par le scribe ; elle est cependant contemporaine du texte et de la miniature. Cette simultanéité n’est pas la règle : dès le Moyen Age, l’occupation des marges peut-être décalée dans le temps. En effet, de nombreux manuscrits médiévaux font apparaître dans leurs marges des mains (manicules) dont l’index est pointé vers un mot ou une ligne (fig. 7). Parmi ces indications, certaines étaient vraisemblablement ajoutées plus tard, par le lecteur, pour retenir son attention, souligner un passage important et instaurer ainsi un dialogue avec le penseur d’un temps ancien.
Il en est de même dans le manuscrit Douce : les dessins marginaux viennent en plus, ils sont de l’ordre de l’imprévu, du spontané. Ils sont ajoutés après coup, bien après la date de rédaction du manuscrit, et ils émanent du lecteur. Par leur caractère schématique qui en fait presque des croquis, les onze dessins traduisent une interprétation et un plaisir immédiats. La marge est le lieu de l’amateur, du plaisir et de la liberté ; elle appartient à un espace où prend forme la tentation. Ses crayonnages expriment la liberté jubilatoire de celui qui dessine, griffonne au bas de la page à peine sa lecture achevée, emporté par son plaisir. Cette liberté est aussi transgressive. Car comment écrire et même dessiner sur un vélin si fragile et si protégé ? Mais la liberté l’emporte car elle est jouissive pour qui se plaît à répéter encore dans le dessin les ambassades et les ruses de Renart, le conflit qui l’oppose à son roi et son éternelle fuite. Le dessin, situé à l’écart du texte et de l’image normée, constitue ainsi une troisième dimension à côté des décors officiels et du texte [6], un événement, un assaut lancé sur l’espace vierge du feuillet.
Perturbation du récit
Comme les marginalia si fréquentes dans les manuscrits médiévaux à partir du XIIIe siècle et jusqu’au XVe siècle [7], les dessins du manuscrit D s’appuient sur un mot, une expression qu’ils illustrent et interprètent : la forteresse du goupil, le rêve de Brun l’ours pour quelques rayons de miel, la maison [8]
du prêtre où Tibert est fait prisonnier, la confession de Renart... La marge prélève un élément qu’elle éclaire de façon singulière. Dans les marginalia, les « déduits d’oiseaux » et les volutes florales et végétales sont parfois enrichis par des « drôleries », ces petites figures incongrues, voire obscènes, des hybrides, des bêtes masquées [9] ; parfois aussi, dans un renversement carnavalesque, le lapin course un chien (fig. 8). De même, les dessins du Douce introduisent à côté de la tradition une distance et une transgression. Ils sont la manifestation d’une puissance de perturbation et d’innovation proche parfois de la mascarade.
À l’écart du texte officiel et des miniatures habituelles, les dessins marginaux du Douce composent en effet une nouvelle fable, une nouvelle branche [10], qui s’ajoute aux autres récits du Roman de Renart. Dans « Le Jugement de Renart », Renart s’enfuit sur son destrier, il insulte les barons de Noble et se saisit de Couart le lièvre qu’il entend bien emmener à Maupertuis pour en faire son repas. Mais le goupil est bientôt fait prisonnier par Tardif le limaçon et risque à nouveau la pendaison. Le dernier dessin marginal du Douce choisit au contraire de nous montrer le triomphe de Renart fièrement monté sur son destrier (fig. 9) : dans la marge, le goupil a définitivement échappé à Noble.