Afin d’envisager les modalités de la transposition du code cinématographique dans un code littéraire, nous avons fondé nos travaux sur la théorie de l’intersémioticité, en particulier sur les travaux précurseurs de Jeanne-Marie Clerc [24], qui, au début des années 1980, a renouvelé les études des relations entre littérature et cinéma en écartant la question de l’adaptation cinématographique, et en s’intéressant à l’incidence des techniques modernes du cinéma sur la perception et sur la représentation contemporaine du monde, ainsi qu’aux répercussions que cela entraîne sur la littérature. Nous nous appuyons également sur les ouvrages de Liliane Louvel [25] et de Bernard Vouilloux [26], qui, dans les années 1990, ont étudié la picturalité en régime littéraire, et sur les travaux de Fabien Gris, qui transpose ces analyses aux relations entre littérature et cinéma dans sa récente thèse de doctorat [27]. A la lumière de ces lectures, nous avons défini des critères permettant d’identifier la transposition du code cinématographique dans le code littéraire. Les indices de filmicité sont précisément les « formes » et les « représentations » à caractère cinématographique : les « formes » désignent les procédés et les techniques, les éléments de pratique cinématographique (la plastique visuelle, le son), et les « représentations », les références au septième art et à son histoire, à ses thématiques, ainsi que la présence diégétique du cinéma. Une attention particulière a été accordée à la dimension visuelle de ces écritures romanesques, au souci de transposer le mouvement propre à l’image cinématographique, ainsi qu’au son, consubstantiel au code cinématographique.

Dans les romans du corpus, la question de la transposition littéraire des codes d’un genre filmique jette un éclairage inédit sur l’examen des transpositions intersémiotiques des codes filmiques, et déploie un nouveau champ pour les études intersémiotiques. Il s’agit alors d’interroger les enjeux et les effets du recyclage des codes génériques du passé, qui intéressent des romanciers soucieux de renouveler les formes romanesques. En nous appuyant sur les travaux de Rick Altman dans La Comédie musicale hollywoodienne [28], nous proposons des critères de généricité qui permettent de reconnaître la présence d’un genre cinématographique dans une œuvre romanesque. Le modèle d’Altman combine deux types de critères définitoires, sémantiques et syntaxiques. Les critères sémantiques sont les « traits, attitudes, personnages, décors, éléments techniques cinématographiques » [29], tels que le crime, la ville, la femme fatale, le détective, l’esthétique du noir et blanc pour le film noir. Les critères syntaxiques désignent « certaines relations constitutives entre les différents aspects du texte » [30] : Altman cite par exemple la fascination qu’exerce la femme fatale sur le héros masculin dans le film noir. Nous avons dressé un catalogue des procédés de transposition intersémiotique des codes des genres filmiques dans le roman contemporain, afin d’envisager ensuite les effets produits par le recyclage littéraire de ces codes génériques.

En ce qui concerne le déroulement de l’étude, la première partie présente le contexte historique et théorique des romans du corpus, définit les caractéristiques du roman contemporain et s’attache à la question de la périodisation : les romans étudiés ont tous été publiés à partir du début des années 1980, qui correspond à un infléchissement des pratiques et des esthétiques romanesques. Nous établissons ensuite les fondements théoriques de l’intersémioticité cinématographique en littérature en proposant une typologie des modalités de présence du « cinéma-en-texte » [31], en distinguant pour ce faire la référence de l’allusion, dans la lignée des travaux de Bernard Vouilloux [32] et de Philippe Hamon [33], pour envisager les formes et les représentations cinématographiques dans le roman contemporain. L’intersémioticité cinématographique en littérature est ensuite considérée dans une perspective historique qui retrace la relation entre le roman français et anglo-saxon et le cinéma des débuts du septième art à nos jours. Le dernier temps de cette première partie est consacré à une présentations des genres cinématographiques du film noir et du western, présentés selon une perspective historique. Nous réfléchissons à la possibilité d’établir des critères et des facteurs de généricité filmique au sein d’un texte romanesque, dans le sillage des travaux de Karl Canvat [34], Raphaël Baroni et Marielle Macé [35] et Raphaëlle Moine [36].

Les questions soulevées sont développées dans les deux parties suivantes, qui évoquent respectivement l’influence du film noir et du western sur le roman contemporain : l’approche différenciée selon les genres permet de mettre en lumière leurs caractéristiques et leurs influences respectives. Nous présentons tout d’abord un panorama des formes et des représentations du film noir dans le corpus étudié, pour nous intéresser ensuite au détournement de ces codes, en commençant par ses personnages stéréotypés et ses figures mythiques : le détective, la femme fatale, le policier, les gangsters, subvertis sous un angle parodique ou carnavalesque chez Tanguy Viel, Martin Amis, Jean Echenoz ou Robert Coover. Les notions de mythe et de stéréotype qui sous-tendent la réflexion font l’objet d’une mise au point théorique qui s’appuie sur les travaux de Ruth Amossy [37]. Nous abordons ensuite les effets du recyclage de l’intrigue du film noir sur le roman contemporain, en montrant comment elle engendre un jeu avec les possibles narratifs et problématise la « renarrativisation » [38] contemporaine, pour reprendre le terme d’Aron Kibédi-Varga.

La troisième partie de la thèse est consacrée à l’influence du western sur le roman contemporain. Une attention particulière est accordée à la visualité consubstantielle au genre et à la manière dont ses transpositions littéraires donnent à voir le western dans les romans de Patrick Chatelier, Christine Montalbetti et Paul Auster. Nous étudions enfin la subversion des mythes et des stéréotypes du western chez Robert Coover, dont l’œuvre toute entière est irriguée par une réflexion critique sur les mythes fondateurs de l’Amérique du Nord : les codes du western classique y sont l’objet d’un traitement iconoclaste jubilatoire. Les effets du recyclage des codes du western sur la narration romanesque sont envisagés, des jeux formels à la subversion de l’intrigue chez Patrick Chatelier, Christine Montalbetti, Robert Coover et Angela Carter.

La réflexion soulève trois principaux enjeux : en premier lieu, les pratiques intersémiotiques ouvrent un questionnement que l’on pourra qualifier d’ontologique. Les transpositions des formes et des représentations cinématographiques soulignent l’emprise des images sur la société actuelle, qui médiatisent notre rapport au réel. Dans les romans du corpus, la réalité perçue par le biais des images qui donnent au lecteur un sentiment de déjà-vu est présentée comme un artefact figurant un monde où les représentations sont omniprésentes, une ère du simulacre, pour reprendre la notion de Jean Baudrillard. La référence au cinéma et le recyclage des codes filmiques engagent une réflexion ontologique sur la relation de l’homme contemporain à un monde en perte de substance, peuplé de figures fantomatiques : le personnage romanesque est désormais un acteur qui joue des rôles, les lieux de l’action, un décor de carton-pâte.

 

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[24] Jeanne-Marie Clerc, Le Cinéma, témoin de l’imaginaire dans le roman français contemporain : écriture du visuel et transformation d’une culture, Op. cit. ; Ecrivains et cinéma : des mots aux images, des images aux mots : adaptations et ciné-romans, Paris-Metz, Presses universitaires de Metz-Méridiens Klincksieck, 1985 ; Littérature et cinéma, Paris, Nathan, « Fac cinéma », 1993.
[25] Liliane Louvel, L’Œil du texte. Texte et image dans la littérature de langue anglaise, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, « Interlangues littératures », 1999 ; Le Tiers pictural. Pour une critique intermédiale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2010.
[26] Bernard Vouilloux, De la peinture au texte : l’image dans l’œuvre de Julien Gracq, Genève, Droz, 1989 ; La Peinture dans le texte : XVIIIe-XXe siècles, Paris, CNRS Editions, 1994.
[27] Fabien Gris, Images et imaginaires cinématographiques dans le récit français (de la fin des années 1970 à nos jours), Op. cit.
[28] Rick Altman, La Comédie musicale hollywoodienne, traduit de l’anglais par Jacques Lévy, Paris, Armand Colin, 1992 [Titre original : The American Film Musical, 1987].
[29] Rick Altman cité par Raphaëlle Moine, Les Genres du cinéma, Paris, Armand Colin, [2008] 2015, pp. 54-55.
[30] Ibid.
[31] Pour transposer la formule de Liliane Louvel, l’« image-en-texte » (Liliane Louvel, Le Tiers pictural. Pour une critique intermédiale, Op. cit., p. 107).
[32] Bernard Vouilloux, De la peinture au texte : l’image dans l’œuvre de Julien Gracq, Op. cit.
[33] Philippe Hamon, « De l’allusion en régime naturaliste », dans L’Allusion dans la littérature, sous la direction de Michel Murat, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, 2000.
[34] Karl Canvat, « Pragmatique de la lecture : le cadrage générique », Fabula, Atelier de théorie littéraire, 2007, (en ligne. Consulté le 16 novembre 2023).
[35] Raphaël Baroni et Marielle Macé, « Avant-propos », La Licorne, « Le Savoir des genres », n° 79, 2006, pp. 7-20.
[36] Raphaëlle Moine, Les Genres du cinéma, Op. cit.
[37] Ruth Amossy, Les Idées reçues. Sémiologie du stéréotype, Paris, Nathan, « Le Texte à l’œuvre », 1991.
[38] Aron Kibédi-Varga, « Le récit postmoderne », art. cit.