Un modèle de l’illustration est alors proposé en étendant au cas des activités hybrides – ici entre l’art et la littérature – la théorie des champs de Bourdieu. Cet outil, à la fois conceptuel – puisque bâti sur une base théorique – et expérimental – car paramétré à partir des relevés effectués sur les trois corpus retenus ainsi que sur 1 700 ouvrages de l’entre-deux-guerres –, s’avère à même de rendre compte, typiquement à 80 %, des caractéristiques des ouvrages produits à cette période. Il permet d’offrir une vue globale de cette pratique artistique sous la forme de plusieurs cartographies telles que celles traitant des modalités d’appariement entre artistes et auteurs, des diverses factures d’images pratiquées, du choix de la couleur ou du noir et blanc, des différents modes d’illustrations utilisés, des divers types de résonance images-texte observés ou encore des différentes catégories généralement considérées pour des livres illustrés, toutes ces cartographies étant présentées avec comme fond unique la structure du champ. Ce modèle permet également d’appréhender et de visualiser des parcours diachroniques dans le champ, parcours socio-esthétiques d’artistes, trajectoires de corpus éditoriaux, parcours d’une technique de gravure etc., ou encore d’aborder l’histoire du champ, de son émancipation jusqu’à sa disparition. Cet outil, enfin, est employé, comme cela a été mentionné, pour revisiter les explications initialement proposées pour les trois ensembles éditoriaux retenus, permettant ainsi de compléter ou de nuancer leur interprétation et, par là même, de montrer l’efficacité du modèle. De brèves synthèses des œuvres de Kahnweiler, de Daragnès et de Serveau et de leurs déterminants sont présentées en conclusion, reprenant les acquis des deux démarches successivement menées. Les éléments essentiels de ces analyses sont repris ci-après.

 

Un regard synthétique sur l’œuvre éditoriale des trois acteurs choisis

 

Cette thèse jette, tout d’abord, un regard nouveau, moins hagiographique sans doute mais plus acéré, sur l’œuvre éditoriale de Kahnweiler, très étudiée. Sans entrer dans les détails, l’existence de trois cycles dans ses publications a pu être mise en évidence, chacun d’eux ayant ses spécificités. À contre-courant peut-être de l’image répandue sur les éditions du marchand – le paradigme des livres de dialogue entre peintres et poètes –, Kahnweiler apparaît comme un éditeur avant tout de poésie n’ayant pas lui-même comme projet de publier des livres à la consonance images-texte remarquable. Ce sont ses peintres et leurs amis poètes qui, pour quelques-unes de ses réalisations, se sont accordés pour créer de telles œuvres exceptionnelles. Le flair hors-norme du marchand et de l’éditeur s’est donc exercé en amont, dans le choix de ses artistes et de ses auteurs. Une interprétation, par ailleurs, du positionnement de Kahnweiler en tant qu’un champion de l’autonomie des arts et de la littérature permet, semble-t-il, d’expliquer, mieux qu’il ne le fit lui-même, sa brouille avec Apollinaire en 1913 et ses jugements sur le surréalisme d’André Breton.

Un premier examen d’ampleur de l’œuvre d’illustrateur, d’architecte du livre et d’imprimeur de Daragnès est proposé. Sa trajectoire esthétique personnelle, relevant d’un parcours-type dénommé « la porte étroite »  ce passage difficile frayé par un hédoniste pour se faire admettre parmi les esthètes –, ainsi que celle de ses publications se sont développées entre trois pôles, celui du Crapouillot et du Salon de l’Araignée, placé au sein du secteur des hédonistes, celui de la NRF, chez les esthètes, où se situaient son ami Léon-Paul Fargue et son mentor Paul Valéry, celui, enfin, de la tradition et de la religion, positionné chez les académistes. Daragnès, considéré pendant les années 1930 comme le maître du livre d’art français, pressentit très tôt le déclin à venir des livres illustrés tels qu’il en produisait, un déclin dont les origines sont analysées en conclusion. Cet examen de l’œuvre de Daragnès est également l’occasion de contributions en histoire de l’édition au titre de La Banderole et d’Émile-Paul frères, deux maisons, de natures fort différentes d’ailleurs, qui n’ont fait jusqu’ici l’objet d’aucune étude historique.

Ce travail propose, en troisième lieu, une explication détaillée des lignes éditoriales et artistiques du Livre moderne illustré, cette collection dirigée chez Ferenczi par Clément Serveau. Quatre phases ont été identifiées dans le parcours éditorial de la série. Le parallèle entre la trajectoire esthétique du peintre, une évolution hors-norme de l’académisme vers les esthètes, et celle de « sa » collection est mis en évidence. Au titre, par ailleurs, de l’histoire de l’édition, cette thèse constitue également une première contribution significative à l’histoire des éditions Ferenczi, disparues au cours des années 1960 sans laisser d’archives. Il est montré notamment que le secteur littéraire de cette maison joua le rôle d’un havre féministe pendant l’entre-deux-guerres en publiant Lucie Delarue-Mardrus, Colette, Marion Gilbert, Rachilde, etc., ce qui, semble-t-il, n’a pas été relevé jusqu’ici.

 

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