- Maël Rannou A propos de l’ouvrage : Alexis Lévrier et Guillaume Pinson (dir.), |
Dirigé par des chercheurs spécialisés dans diverses approches de l’histoire culturelle, mais venant de deux pays différents (France et Québec), ce volumineux ouvrage peut tromper au premier abord. Sur sa couverture en triptyque, qui correspond aux trois parties de l’ouvrage, la seule image identifiable au premier regard est ce dessin de Guy Delisle, extrait de la couverture du multiprimé Chroniques de Jérusalem (Delcourt, 2011). On aura vite fait d’imaginer alors une étude du sujet, passionnant mais réducteur, de la BD reportage. Ce serait cependant une erreur et le livre tient bien sa promesse, abordant la presse et la bande dessinée dans une approche globale, assez originale par sa diversité d’approches. Trois grands chapitres structurent le livre, chacun consacrés à une manière d’envisager le rapport entre les deux éléments du titre, contenant tous des approches disciplinaires très différentes. Si les contributeurs sont majoritairement historiens ou professeurs de littérature, aux spécialités bien différentes, on retrouve aussi des chercheurs en linguistique, sociologie ou en sciences de l’éducation, toujours avec comme sujet central de recherche les questions médiatiques. Cette pluralité permet un regard global ne se limitant pas à l’histoire des revues de bandes dessinées ou à la BD de journalisme. Les trois sections observent le sujet avec des focales distinctes : si la première se penche sur les liens historiques de la bande dessinée, et notamment de ses prémices, avec les journaux, de manière à en faire des sujets indissociables, la deuxième s’intéresse à la représentation des journalistes et de la presse dans les bandes dessinées quand la dernière vient, en cohérence avec l’extrait de Guy Delisle cité plus haut, s’attacher aux reportages en BD et fictions d’actualités. Il est sans doute possible de trouver d’autres angles, mais il y a déjà là un beau panoramique.
La première partie remonte très loin dans son exploration, Julien Schuh affirmant le postulat d’une naissance de la bande dessinée indissociable de la presse, ce qui rompt avec certains canons de lecture historique même si cette vision liée aux périodiques est de plus en plus présente. Si le lien avec la caricature et les images d’Epinal est une évidence, par ailleurs fort bien expliquée et mise en contexte par Valérie Siénon, d’autres textes ouvrent des volets inédits. C’est le cas de celui d’Axel Hohnsbein, qui se penche sur les usages de la bande dessinée dans la presse photographique de la Belle-Epoque, illustrant une cohabitation hésitant entre le complément et la concurrence. Cet article, s’intéressant à une niche fructueuse, indique la possibilité de nombreuses études comparatives de ce genre en allant chercher la bande dessinée dans la presse non spécialisée.
Après trois articles consacrés à cette naissance de la bande dessinée, Alexis Lévrier, l’un des codirecteurs, développe un long texte aux allures de pont pour tout l’ouvrage en s’intéressant aux vies des rédactions des nombreux magazines de BD créés dans l’aire franco-belge, de Spirou à (A suivre…). Si ce bornage chronologique est assez cohérent, il est cependant regrettable que toute une presse soit totalement absente avec ce bond, comme Fillette et L’Epatant, titres essentiels créés en 1908 par les frères Offenstadt qui emploieront nombre d’auteurs qui influenceront les futurs maîtres franco-belges. Plus largement, malgré le choix de Spirou, créé en 1938, l’article se consacre avant tout à l’après-Guerre, ce qui est un choix compréhensible, mais qui efface là aussi de très nombreux titres, peu étudiés, comme Junior, Jumbo ou Robinson, pourtant à l’origine des premiers cercles bédéphiles. Enfin, si le portrait dressé est plutôt habile, on peut regretter que l’on sorte assez peu d’une légende dorée, qui néglige des titres très importants, notamment ceux de la presse catholique, qui ne sont qu’esquissés au début de l’article. Le texte est solide en tant que tel, mais sa promesse de panorama apparaît décevante et il manque peut-être une autre contribution pour couvrir la période 1900-1945.
Le chapitre se conclut par deux textes qui prennent une autre perspective, liée au sujet général, en se consacrant à deux séries et à l’impact de leurs différents supports de publications sur leur réception comme leurs contenus. Le choix du Concombre Masqué, de Nikita Mandryka, par Martine Lavaud est particulièrement bienvenu, tant ce personnage a traversé la presse BD, s’adressant aussi bien au public enfant (Vaillant/Pif Gadget et Spirou) qu’adolescent (Pilote) et adulte (L’Echo des savanes, la légende rendant le cucurbitacé responsable de sa naissance, et quelques bandes politiques dans (A suivre…)). Si l’angle est pertinent, l’article recourt à beaucoup de métaphores et traits d’humour qui rendent l’ensemble assez lourd et difficile à lire. De son côté, Sylvain Lesage s’intéresse à Barbarella, figure de la « BD Adulte », avec tous les malentendus que cela peut comporter, dont on oublie souvent qu’elle est née dans la presse (V magazine, en 1962) deux ans avant son édition en album par Losfeld, alors étranger au neuvième art. Les choix éditoriaux radicaux et particulièrement distinctifs (format atypique, prix élevé, présentation de récits courts en chapitres différenciés par leurs colorisations), puis le succès de l’adaptation de Roger Vadim avec Jane Fonda, ont redéfini chacun à leur manière une série qui n’avait pas à sa création l’ambition d’être ce qu’elle est désormais. On peut cependant noter que l’article parle bien plus des différents albums que de sa naissance dans la presse et qu’il pourrait paraître un peu à côté du sujet, mais c’est aussi une manière de marquer cette transition forte de la presse à l’album, qui se dessine nettement à l’époque étudiée. Une bonne manière de refermer en partie ce cycle.
La deuxième section s’ouvre sur Tintin, au risque de déployer un discours déjà mille fois lu et relu tant il a été dit sur Tintin le (non) reporter au Petit Vingtième. Jean Rime évite cet écueil en s’intéressant quasi exclusivement à la manière dont le journal en question mettait en avant ce rôle supposé, publiant des pseudo-reportages de Tintin, mais aussi des interviews, des photos avec acteurs de ses supposés voyages, jusqu’à organiser une légendaire arrivée en gare de Bruxelles ou de fausses lettres de menaces d’une ambassade soviétique. S’appuyant sur des images du journal nombreuses et relativement méconnues (contournant ainsi de manière assez réjouissante l’interdiction de reproduction destructrice des ayants droit), il révèle combien le statut de reporter de Tintin sert la bande dessinée en dehors de celle-ci.