Ces remarques ne remettent nullement en cause la pertinence du discours qui, ici, s’énonce et dont la force est justement de combattre d’autres conceptions réductrices, celles qui admettent la présence du politique au cinéma qu’en tant qu’importation d’un donné extérieur. Ces conceptions, Jaudon les analyse finement pp. 39-74 en les identifiant à trois modes de lecture : tautologique, généalogique et analogique. Qu’il s’agisse de la première qui entend faire de la politique un thème (filmer les rouages de l’Etat, d’un de ses appareils ou d’un de ses événements importants), de la deuxième qui consiste à lier le film à son mode de production (vieux déterminisme marxiste qui a plané longtemps sur les analyses des films hollywoodiens comme révélateurs du système capitaliste), ou de la troisième qui propose d’établir une « équivalence sans proximité » entre formes cinématographiques et formes politiques (par ex., la continuité de la « qualité française » après la nouvelle vague égale à celle des résultats électoraux des législatives post-mai 68), s’ébauche la même limitation, chacun des deux champs étant hermétiquement clos sur son propre récit. Ce faisant, Jaudon rappelle l’insuffisance, au sein de ces conceptions, d’un cinéma politique qui souhaite déciller les illusions du spectateur et ramener ce dernier à la réalité matérielle des choses dont on l’aurait détourné : sa défense de la fiction, p. 190, est en cela, particulièrement réjouissante, comme l’est sa vision critique d’un art débarrassé de toute convention (p. 72). Non pas qu’il juge ces vues comme frappées d’incohérence : mais, en maintenant fermée la frontière entre société et art, elles contribuent à neutraliser la possibilité qu’a le second de questionner le premier.

La référence à Rancière est cruciale pour expliquer en quoi ces rapprochements sont légitimes : il appartient effectivement au philosophe d’avoir montré (dans La Fable cinématographique, principalement) combien le cinéma et sa nature d’empreinte machinique manifestent une puissance du sensible qui se retrouve dans le politique. C’est en cela qu’il s’agit bien d’affirmer la nécessité d’une lecture politique, rendue possible par l’analyse des objets et qu’en ce sens aucune œuvre ne peut y échapper, y compris, bien sûr, si elle semble revendiquer explicitement ou non un total désintérêt pour toute forme d’engagement. Il faut penser les images comme expression sensible des idées.

La thèse est ainsi reprise et déclinée tout le long de l’ouvrage et, si on peut trouver parfois une certaine aridité universitaire à ces variations, due au fait qu’elles s’appuient sur des textes parlant de films, et non sur les films eux-mêmes, Jaudon ne cesse de nous réserver quelques précieux oasis : les encadrés sur des œuvres aussi diverses qu’Invasion Los Angeles de Carpenter, Le Triomphe de la volonté de Riefenstahl ou Bande de filles de Sciamma interviennent ainsi, à la fois comme des pauses authentiquement esthétiques (on parle de corps, de cadrages, de bruits, de musiques), et comme sources, quinze parmi mille autres, qui prouvent la vitalité des théories exposées. Elles démontrent aussi l’absence de dogmatisme fort heureusement pratiquée, l’auteur ne cessant de rappeler avec juste raison qu’un film ne saurait se résumer à un message ou être instrumentalisé : « un regard, même imprégné de théorie, reste un regard » et il ne saurait se porter sur « un corpus préconstitué » (p. 274). Sa richesse dépend de la manière dont on essaie de construire une lecture permettant aux apparences d’habiter le monde.

Pour autant, cette déclaration et la bienvenue liberté qu’elle promeut doivent être nuancées : s’il garantit cette dernière par le choix des objets les plus divers, Jaudon ne sort néanmoins pas d’un axiome principal, celui que le monde dominant, capitaliste, néocolonial, masculin, reste l’ennemi à détruire et ce à travers l’image qu’il donne de lui-même (ou, pour en parler comme l’auteur, par la façon dont il organise les conditions de sa visibilité) : sont ainsi pointés la partialité des discours médiatiques, la construction phallocentrée du regard, la non inclusivité citoyenne, l’institutionnalisation de l’intolérance (p. 135 et p. 250), bref, toute une série de problèmes dont la terminologie, extrêmement contemporaine, oriente nécessairement le regard et implique des lectures biaisées. Qu’une société s’organise à partir de la façon dont elle coordonne les modalités par lesquelles se répartit (se partage, pour rester avec Rancière) l’espace sensible entre ses participants est juste, mais à toujours scinder le monde en deux, on en revient à réactiver une perspective héritée du marxisme et de sa lecture. Le risque, avec de tels présupposés, est de ne mettre à jour que ce que l’on pense déjà avoir trouvé.

On ne fera pas dire à l’auteur ce qu’il ne dit pas, car, effectivement, son livre ne cesse de rappeler le primat du film à observer et se défend de porter des œillères, mais on aimerait savoir si, dans cette optique d’une appréhension duelle, on ne risque pas de rencontrer des textes comme celui de Laure Murat requalifiant une séquence de Blow up (assez grotesque par ailleurs, car terriblement datée), présentant un jeu sexuel en « scène de viol » [3], de Laura Mulvey démontrant que Hawks, dans Seuls les anges ont des ailes et Le Port de l’angoisse, illustre « le paradoxe du phallocentrisme dans toutes ses manifestations à savoir qu’il dépend de l’image de la femme castrée pour donner ordre et sens à son monde » [4], ou de Tony Brown condamnant La Couleur pourpre en tant que « représentation la plus raciste des hommes noirs depuis Naissance d’une nation » [5]. Ces visions qui identifient comme fait social majeur en Occident la domination des minorités par le contrôle de leur image, oblitèrent la prodigalité figurative des films et, avec elle, la capacité de l’œuvre d’art à autoriser une pluralité de lectures, et non systématiquement le plaquage par l’analyste de ses propres obsessions contemporaines sur l’œuvre dont il/elle rend compte. C’est à la condition de ne pas faire de ces pistes un tracé unique que les brillantes propositions de Raphaël Jaudon pourront pleinement s’y élancer.

Au final, donc, Cinémas politiques, lecture esthétique propage avec un bel enthousiasme une volonté du tout politique qui redonne aussi sa force à l’analyse de films comme pratique : que l’auteur poursuive ainsi cet excès de liberté avec la même conviction et, peut-être que les prêcheurs du bien comme les thuriféraires du beau conviendront de concert de la nécessité d’abandonner leurs certitudes. Le territoire du sensible, rétif à tout phagocytage idéologique et moral, a toujours mal supporté les balises.

 

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[3] Laure Murat, « Blow up revu et inacceptable », Libération, 12 décembre 2017 (en ligne. Consulté le 28 août 2024).
[4] Laura Mulvey, « Plaisir visuel et cinéma narratif », trad. par Gabrielle Hardy, dans Ginette Vincendeau et Bérénice Reynaud, Cinémaction n° 58 Vingt ans de théories féministes sur le cinéma, 1993, p. 3.
[5] Cité dans le passionnant article de Jaqueline Bobo, « Black woman’s responses to The Color Purple », Jump Cut n° 33, février 1988, pp. 43-51 (en ligne. Consulté le 28 août 2024).