Selon P. Brunet, si le regard porté sur l’art byzantin est essentiellement dépréciatif, c’est en partie parce que ses mosaïques sont souvent évaluées à l’aune de la peinture : « c’est cette confusion consistant à regarder les mosaïques comme des fresques ou des tableaux de chevalet qui est à l’origine du grand malentendu byzantin » (pp. 147-148). En comparaison des chefs-d’œuvre de la Renaissance italienne que les voyageurs admirent lors de leur Grand Tour, l’art byzantin est au mieux considéré comme « l’enfance de l’art » (p. 76), lorsqu’il n’est pas dégradé en simple artisanat. La basilique San Marco de Venise, tout particulièrement, est le lieu d’un paragone entre peinture et mosaïque, parce qu’elle abrite à la fois des mosaïques médiévales (XIe-XIIIe siècles) et d’autres réalisées d’après des cartons du Titien et du Tintoret (XVe-XVIe siècles). Mais à la fin du XIXe siècle, la requalification des arts décoratifs concourt à la réhabilitation, de plus en plus affirmée, de l’art byzantin, et l’opposition entre art pictural et artisanat mosaïste est reconsidérée : « le regard a appris à se poser sur les mosaïques » (p. 93). En témoigne l’esthétique néo-byzantine des édifices religieux de la fin du XIXe siècle : Notre-Dame de Fourvière à Lyon, Notre-Dame de la Garde à Marseille, le Sacré-Cœur de Montmartre à Paris, etc. A ce sujet, P. Brunet fait un distingo utile entre décor et ornement – si le décor est gratuit, l’ornement sert une fonction (pp. 325-326) – qui croise la question, sensible à la fin du XIXe siècle, de la hiérarchie entre beaux-arts et arts décoratifs.
Ces préventions esthétiques envers l’art byzantin, on les retrouve dans le corpus principal du travail de P. Brunet, les récits des voyageurs français en Italie au XIXe siècle, qui égrènent tous les mêmes clichés descriptifs (« L’art de ne pas regarder l’art byzantin », pp. 183-256). L’art byzantin y est qualifié de « bizarre » (peut-être par paronomase) et de « barbare » (par opposition à l’art gréco-romain), de « farouche », « morose » et « sévère » ; la « raideur » et la « rigidité » des figures leur donnent un aspect « figé » et « conventionnel ». L’auteur aurait d’ailleurs pu souligner qu’il s’agit d’un vocabulaire largement utilisé au XIXe siècle pour décrire tous les arts occidentaux antérieurs à la Renaissance, qu’il s’agisse des Primitifs italiens, allemands ou flamands. Un autre faisceau de termes associé à l’art est byzantin est celui de la décadence, la dégénérescence, la décrépitude, voire la décomposition. Cette thématique est particulièrement exploitée dans la description de Ravenne, qui connut son apogée lorsqu’elle fut capitale de l’Empire romain d’occident au Ve siècle, et désormais qualifiée de « ville-morte » (p. 118), de « Pompéi byzantine » (p. 128), et dans celle de Torcello, présentée comme une ville morbide, pourrie par l’eau de la lagune. L’imaginaire associé à l’art byzantin est également fortement érotisé, lié à la soi-disant lascivité orientale, quand il ne donne pas lieu à une véritable nosographie (névrose, hystérie, épilepsie, etc.). On retrouve ainsi tous les motifs qui obsèdent la période fin-de-siècle, qui se reconnaît elle-même dans la décadence latine et byzantine. P. Brunet rappelle que le recueil parodique intitulé Les Déliquescences, poèmes décadents d’Adoré Floupette (1885) indique « Byzance » comme lieu d’édition… Ainsi, comme toute étude de réception, ce travail nous en apprend finalement plus sur le sujet regardant que sur l’objet regardé : l’ouvrage porte bien plus sur la « conversion du regard » que sur « l’art byzantin », bien plus sur l’évolution du goût et des sensibilités en France dans la deuxième moitié du XIXe siècle que sur l’architecture ou la mosaïque du IVe au XVe siècle à Byzance.
La dernière partie de l’ouvrage (« L’expérience vivante de l’art byzantin », pp. 257-446) entreprend d’analyser minutieusement la façon dont les journaux de voyage (d)écrivent l’art byzantin. Le constat de départ est celui d’un « désarroi descriptif » (p. 258) éprouvé par le voyageur face à ce qui, d’une part, s’éloigne de ses habitudes visuelles – accoutumé qu’il est au mimétisme figuratif et perspectif de l’art occidental depuis la Renaissance – et qui, d’autre part, témoigne du divin en manifestant l’invisible à travers le visible. De ce « désarroi descriptif » découlent, selon P. Brunet, deux traits stylistiques principaux, afin d’exprimer une émotion à la fois esthétique et religieuse : l’usage de l’oxymore (ou plutôt de diverses figures rhétoriques d’opposition comme l’oxymore, mais aussi l’antithèse, l’épanorthose, la gradation, le chiasme, etc.) et le recours aux synesthésies, principalement tactiles (pp. 274-278) et auditives (pp. 319-323). Si les figures d’opposition veulent mettre en évidence la faillite du langage face à un art qui déconcerte le spectateur, les synesthésies permettent de transfigurer la matérialité des marbres polychromes et des mosaïques dorées en présence divine. Les récits de voyage analysés par P. Brunet exploitent ainsi toutes les ressources de l’ekphrasis et de l’enargeia, non seulement afin de donner à voir l’art byzantin, mais également afin de « suggére[r] à partir de ses figures l’existence d’un autre monde » (p. 437), cet « ailleurs resplendissant » évoqué par Tania Velmans (L’Image byzantine ou la transfiguration du réel, 2009, citée p. 13).
L’ensemble de l’ouvrage de P. Brunet offre ainsi un travail informé, voire érudit : si le corpus principal concerne les journaux de voyage, afin de montrer que ceux-ci sont « loin de constituer une marge pittoresque des études byzantines » (p. 448), l’auteur y confronte sans cesse les écrits des historiens de l’art qui se sont intéressés à l’art byzantin, du XIXe siècle à nos jours. On regrette toutefois l’absence d’un cahier iconographique, qui aurait permis au lecteur de contempler les monuments et mosaïques dont il est question, que ce soit en Italie ou ailleurs. On comprend que l’auteur a voulu éviter ce que Georges Duthuit reprochait au Musée imaginaire de Malraux : des reproductions photographiques d’œuvres « devenues méconnaissables, de dimensions ridicules et réduites à moins d’épaisseur qu’une ombre » (Le Musée inimaginable, 1956, cité p. 292). Mais le chapitre « Des noms et des lieux » (pp. 117-175) souffre tout de même de ce manque d’illustrations – reproductions, mais aussi cartes et chronologies – qui auraient permis au lecteur de situer les monuments dont il est question, aussi bien esthétiquement qu’historiquement et géographiquement.