- Aude Jeannerod A propos de l’ouvrage : Patrick Brunet, L’Art byzantin ou la conversion du regard. Les voyageurs français au XIXe siècle en Italie, Paris, Classiques Garnier, « Etudes romantiques et dix-neuviémistes », n° 134, 2024. |
L’ouvrage de Patrick Brunet, issu de sa thèse de doctorat soutenue en 2021, s’intéresse à un sujet qui méritait d’être traité : la réception française de l’art byzantin au XIXe siècle. De cet ensemble extrêmement vaste – les œuvres d’art produites sous l’Empire byzantin, de la fondation de Constantinople en 330 à sa chute en 1453 – l’auteur ne retient en réalité que les « principaux foyers de l’art byzantin sur le sol italien » (p. 117) dont les voyageurs français rendent compte au XIXe siècle, soit quelques églises de Ravenne (Saint-Vital, Saint-Apollinaire-le-Neuf, Saint-Apollinaire-in-Classe), de la lagune vénitienne (San Marco à Venise, Santi Maria e Donato à Murano, Santa Maria Assunta à Torcello) et de Sicile (la Chapelle Palatine et la basilique de Monreale, la Martorana à Palerme, la cathédrale de Cefalù). Comme il le souligne lui-même, ces monuments n’étaient pas nécessairement identifiés comme byzantins par les voyageurs d’alors (« le terme “byzantin” n’apparaît presque pas dans les journaux de voyage de notre corpus », p. 176), ce qui introduit un léger flottement au commencement de l’ouvrage. Mais on comprend bien vite que l’enjeu de ce travail est avant tout historiographique : il ne s’agit en aucun cas de discuter le byzantinisme des sites, ou la « question byzantine » (les origines orientales ou occidentales de l’art byzantin), mais bien d’étudier comment les voyageurs français qui visitent l’Italie au XIXe siècle regardent ces monuments et ces œuvres aujourd’hui associés à l’art byzantin.
Avant d’en venir à son corpus principal – environ 80 récits français de voyage en Italie –, l’auteur fait un détour par ce qui constitue l’imaginaire byzantin dans la littérature, la peinture, l’histoire de l’art et les guides de voyage de la deuxième moitié du XIXe siècle (« L’Aria byzantine », pp. 15-115). Il se livre d’abord à une étude lexicale de l’adjectif byzantin, dont le sens courant évoque alors un orientalisme fin-de-siècle, un asianisme compliqué et décadent, opposé à un atticisme noble et pur. Cet imaginaire est alimenté par une littérature d’inspiration byzantine, en vogue à la fin du XIXe siècle, notamment à travers le mythe littéraire et artistique de l’impératrice Théodora, héroïne éponyme du drame de Victorien Sardou (1884) et incarnée sur scène par Sarah Bernhardt. En peinture, cette mode se traduit par l’Honorius de Jean-Paul Laurens (1880, Norfolk, Chrysler Museum of Art) et la Théodora de Benjamin-Constant (1887, Buenos Aires, Museo Nacional de Bellas Artes). Selon P. Brunet : « On mesure donc, à travers l’aura du seul mot “byzantin”, et grâce au succès des romans byzantins et de l’extraordinaire présence dramatique de Théodora, l’imprégnation byzantine d’un imaginaire littéraire, tout à la fois populaire et savant, en cette fin du XIXe siècle » (p. 33).
C’est ainsi que l’art byzantin se constitue dans l’historiographie comme la « fille dégénérée de l’ancienne Grèce » (Journal des artistes, 6 mars 1836, cité p. 39) : l’on reconnaît volontiers sa puissance décorative, mais sa surcharge est souvent considérée comme de mauvais goût, et l’on critique volontiers l’inexpressivité et l’immobilité de ses figures. Si la découverte, en 1839 au mont Athos, du Guide de la peinture du moine Denys de Fourna (1670-1745) renouvelle l’intérêt porté à l’art byzantin, les errements dans la datation du manuscrit montrent les contresens dont il fit l’objet : ce texte qui, au XVIIe siècle, veut décrire les œuvres de peintres médiévaux comme Manuel Panselinos, est pris pour un manuel de peinture écrit entre le XIe et le XVe siècle. Sa traduction en 1845 par Didron contribue ainsi à « façonner l’imaginaire de l’art byzantin en France, en créant un horizon d’attente esthétique : la rigidité, la régularité, la répétition des formes » (p. 75). La réception du manuscrit du moine Denys alimente ainsi le malentendu entre l’art byzantin et le XIXe siècle qui ne voit, dans l’ensemble des œuvres produites en mille ans d’Empire byzantin, « ni progrès, ni décadence, ni époque » (Théophile Gautier, « Troitza », mars 1866, cité p. 67).