C’est en comparatiste que Diane Robin étudie ce corpus, aussi vaste qu’hétérogène. Au fil des chapitres, reviennent de manière récurrente des œuvres canoniques comme les Cinq têtes grotesques de Léonard, ainsi que des parangons de laideur tels l’estropié, le singe, le satyre, Thersite, Méduse, et, surtout, la vieille femme – motif interrogé à nouveaux frais par Louise Dehondt dans une thèse intitulée « Le poète, la rose et le sablier. Représentations de la vieillesse féminine dans la poésie en langue romane de la Renaissance » et soutenue en 2021 à l’université de Picardie Jules Verne.

Mais l’autrice de cet ouvrage met aussi au jour d’intéressantes dissymétries. Entre théorie et pratique, d’abord : la laideur n’occupe pas une place aussi marginale dans les représentations artistiques et littéraires que dans les textes théoriques normatifs, puisque « si l’on ouvre le champ d’investigation à la littérature française et aux images italiennes, force est de constater que les artistes qui figurent la difformité ne s’inscrivent pas tous en marge de la culture dominante. Nombreux sont ceux qui se sont d’abord illustrés dans la représentation de la beauté idéale et ne se cantonnent pas à l’un des types d’objets de mimésis catalogués par Aristote » (p. 13). En outre, à rebours de la traditionnelle ut pictura poesis, Diane Robin pointe des différences dans le traitement de la laideur entre le champ de l’art et celui de la littérature. Elle montre, par exemple, que « le laid est un objet tout à fait courant de l’invention poétique, ce qui est légitimé par les traités d’inspiration rhétorique, alors qu’il suscite des réticences de la part des premiers théoriciens de l’art comme Alberti » (p. 333-334), même si « la disparité de départ tend à s’amenuiser : grâce à l’impulsion donnée par Léonard, les peintres cherchent de plus en plus à représenter des corps difformes et monstrueux » (p. 334). Enfin, poètes français et poètes italiens divergent bien souvent dans leur façon d’envisager la laideur : « L’attrait de la difformité est davantage célébré par les écrivains italiens de la veine bernesque qui se livrent à une ekphrasis de la laideur. A la différence de la plupart des poètes français, ils ne cherchent pas à dénier la fascination qu’elle implique, mais l’expriment avec éclat. (…) Les capitoli bernesques peuvent être considérés comme le symétrique inverse des poèmes français de vitupération. Alors que ces derniers dissimulent leur attrait sous une horreur extrême, les premiers expriment leur fascination sur un mode hyperbolique profondément ironique » (p. 265 et p. 268).

A nos yeux, le principal apport de cet ouvrage est toutefois de montrer combien la réflexion autour du paradoxe aristotélicien de la représentation a permis de dissocier le contenu de la représentation de la représentation elle-même et, partant, de penser la mimésis en tant que telle. « L’intérêt de la laideur ne se limite pas à son rôle polémique dans la culture renaissante. Elle soulève des enjeux théoriques majeurs (…). La représentation de la difformité met en question la conception idéalisante de la mimésis, qui perpétue une confusion de l’objet-copie avec l’objet-modèle. Le laid introduit du jeu entre les deux et permet de repenser la notion de représentation dans toute sa spécificité. L’enjeu est d’autant plus important que ce concept-clé constitue un point aveugle de la Poétique : il n’est jamais défini en lui-même, comme s’il allait de soi. La réflexion sur la difformité conduit à mettre en question ces évidences et à soulever des paradoxes lourds d’implications » (p. 13-14). Si la démonstration s’appuie essentiellement sur une analyse approfondie de la question de la catharsis comique, une étude des « peintures cruelles et horribles » (pour reprendre l’expression du cardinal Gabriele Paleotti) et de leur théorisation dans les traités italiens tridentins et post-tridentins aurait abouti à des conclusions similaires.

Diane Robin a de surcroît intelligemment contextualisé ce processus d’autonomisation de la mimésis, montrant par exemple que l’érotique de la laideur conduit à l’affirmation d’un plaisir artistique qui « s’inscrit dans le regain d’une philosophie hédonique à la Renaissance avec la renaissance de Lucrèce, et fonde l’avènement de l’amour de l’art au seuil de la modernité » (p. 346). Elle rappelle aussi qu’« à l’apogée de la culture maniériste, la poétique montaignienne de la difformité fait émerger la conscience de la subjectivité moderne, dans sa plus intime singularité » (p. 225), puisqu’au-delà de l’autoportrait, c’est aux grotesques que Montaigne compare ses Essais.

Mais Aux origines de l’esthétique. Le goût de la laideur au seuil de la modernité inscrit la réflexion renaissante sur le laid dans une perspective plus large encore. L’ouvrage démontre notamment que les textes et les images italiens et français du XVIe siècle préparent l’avènement de l’esthétique, décorrélée de la sphère éthique : « Car c’est bien une esthétique avant la lettre qui est en gestation dans les paradoxes de la réception de la laideur feinte. Ces derniers attirent l’attention sur les effets plaisants de la réception de la représentation de l’objet laid en les dissociant par contraste et mettent en jeu l’importance de la sensibilité, des affects et du corps dans la réception de la laideur feinte, notamment comique. La reconnaissance de la finalité essentiellement hédonique de la représentation ouvre sur la théorisation kantienne du plaisir désintéressé, qui est caractéristique du sentiment esthétique » (p. 331). Les dernières pages, quant à elles, sont dédiées aux sciences cognit.ives, qui s’emparent actuellement du paradoxe aristotélicien de la représentation. « Confronter les réflexions des poétiques et des traités médicaux permet de remotiver le sens concret de la catharsis et de mettre en lumière ce que l’expérience esthétique doit au corps : question au point de rencontre des recherches littéraires, artistiques, philosophiques et des sciences cognitives. De ce fait, les enjeux littéraires que soulève la représentation de la laideur engagent aussi bien les origines que l’avenir de l’esthétique » (p. 350).

 

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