- Olivier Chiquet A propos de l’ouvrage : Diane Robin, Aux origines de l’esthétique. Le goût |
L’ouvrage de Diane Robin, Aux origines de l’esthétique. Le goût de la laideur au seuil de la modernité, paru en 2021 aux éditions Classiques Garnier, est issu d’une thèse de doctorat réalisée à Sorbonne Université sous la direction de François Lecercle et soutenue en 2015. Il étudie la représentation et la conceptualisation du laid dans la littérature et les arts français et italiens du XVIe siècle.
Disons-le d’emblée, ce livre fera date. Certes, « depuis le début du vingt-et-unième siècle, la question du beau et du laid connaît un regain d’intérêt chez les historiens qui analysent les pratiques, les perceptions et les normes corporelles, ainsi que leurs déviances » (p. 8), dans le cadre des body studies. Mais « ces recherches se servent des représentations du laid pour mettre en lumière des aspects restés en marge de l’histoire culturelle, sans s’intéresser aux enjeux spécifiquement littéraires et artistiques de sa représentation » (p. 8), tandis que la question esthétique est au contraire au cœur de l’étude de Diane Robin. Des travaux empruntant la même voie sont d’ailleurs à paraître. Nous nous permettons de signaler notre propre ouvrage, Penser la laideur dans l’art italien de la Renaissance. De la dysharmonie à la belle laideur (Presses universitaires de Rennes, avril 2022), ainsi que celui de Sofina Dembruk, « Saincte et precieuse deformité ». Expérimentations littéraires de la laideur à la Renaissance (Marguerite de Navarre, Marot, Du Bellay) (Classiques Garnier, 2022).
Quoiqu’elle les outrepasse en amont comme en aval, la réflexion prend pour objet la période comprise entre deux bornes chronologiques judicieusement choisies, à savoir « les commentaires de Marsile Ficin sur le laid chez Plotin qui le dénigre comme une absence de forme et une matière rebelle au logos (1492) » et « les réflexions de Mosini sur la laideur caricaturale, considérée comme une “belle difformité” (1646) » (p. 15) envisageant, de manière symétriquement inverse, l’existence d’une Idée de laideur. Étudier le laid dans les images et les textes du XVIe siècle pourrait de prime abord sembler pour le moins paradoxal, tant la Renaissance est généralement associée à la seule recherche de la beauté et de l’harmonie. Or, comme le rappelle avec raison Diane Robin, « les périodes qui cherchent le plus à théoriser la beauté sont les plus propices à une réflexion sur son antithèse. (L’)étude porte sur la Renaissance parce qu’elle spécule à l’envi sur le beau et que, paradoxalement, son culte du beau est hanté par le laid » (p. 9).
Ce dernier étant longtemps resté à « l’ombre du beau » (cité p. 8), selon la formule de Remo Bodei, en marge des considérations sur le beau, « la question fait partie de “ces thématismes séculaires qui ne se sont jamais cristallisés dans un système rigoureux et individuel”, “ces philosophies d’ombre qui hantent les littératures, l’art, les sciences, le droit, la morale et jusqu’à la vie quotidienne des hommes”, c’est-à-dire appartient à l’histoire des idées, telle que la définit Michel Foucault dans l’Archéologie du savoir » (p. 7). Cela s’explique par le fait que la laideur, dès la philosophie antique, est considérée comme une déficience ontologique, « d’où la difficulté d’en faire l’objet d’un discours conceptuel, si ce n’est en lui déniant les qualités susceptibles d’être formulées et d’accéder au statut d’idée. Aussi n’est-ce souvent qu’en creux dans les discours sur la beauté que s’inscrivent les réflexions théoriques sur la laideur physique et morale de l’Antiquité à la Renaissance » (p. 24). Raison pour laquelle Diane Robin adopte une « démarche archéologique » (p. 10), d’inspiration foucaldienne, qui est par ailleurs parfaitement cohérente avec son approche comparative : « Aussi peut-on examiner les différents corpus théoriques qui abordent la question du laid et les soumettre à une analyse comparative. La démarche archéologique permet de former l’objet du discours en entrecroisant des faisceaux complexes de rapports entre des systèmes de normes, des types de classification et des modes de caractérisation » (p. 10).
L’étude ne cesse en effet de croiser l’art et la littérature, la théorie et la pratique, la France et l’Italie, en tenant toujours ensemble « les trois principaux champs physiques, moraux et affectifs de la topique de la laideur » (p. 15). Le corpus textuel théorique se compose ainsi des textes néoplatoniciens, des discours littéraires sur le beau et l’amour qui en dérivent, des traités de civilité, de physiognomonie, de rhétorique, ainsi que des poétiques et des traités sur l’art. Or, les théories sur le laid ne pouvaient être dissociées de ses représentations, d’autant que celles-ci recèlent parfois une « théorie subreptice », dans la mesure où elles « suggèrent parfois ce qui transgresse les normes et permettent d’ouvrir des voies ignorées de la théorie officielle » (p. 11). L’enquête prend donc également en compte les recueils de lieux communs, les éloges paradoxaux de la laideur, la production poétique (notamment bernesque), sans oublier les facéties et les récits brefs. Concernant le corpus figuratif, Diane Robin fait le choix de s’attarder tout particulièrement sur les têtes grotesques de Léonard de Vinci, qu’elle analyse très finement, car elles « influencent la peinture de la laideur comique dans la seconde moitié du seizième siècle, jusqu’à la genèse de la caricature par Agostino et Annibale Carracci au tournant du dix-septième siècle » (p. 11). Sont également étudiés « le répertoire décoratif maniériste qui foisonne de grotesques, de mascarons, de têtes composées, de têtes de Méduse, de satyres, de silènes et de figures drolatiques » (p. 11-12) ainsi que « les images issues des expérimentations anatomiques et optiques, comme les dessins d’anamorphoses, les gravures des ouvrages de physiognomonie et de médecine » (p. 12). Il est toutefois dommage que le livre ne comporte pas d’illustrations.