C’est ainsi l’image d’une Renaissance traversée par la question de l’informe que donne à voir l’autrice. L’informe occupe en effet une place de choix dans la pensée métamorphique de la nature, typique de l’époque, du chaos originaire jusqu’aux productions monstrueuses de la natura naturans. Il est aussi à l’œuvre dans les langages artistique et littéraire, quoique selon des modalités différentes :

 

Dans le dessin, aux lisières de la figurabilité, l’échec et la reprise jouaient un rôle d’une grande fécondité ; aux lisières de la littéralité et du scriptible, ne trouverait-on pas un mouvement analogue qui serait un ferment du texte ? Où repérer ces zones d’élaboration et de mise en abyme du travail de l’informe dans la forme ? Les lieux de résistance à l’interprétation, les structures itératives et les constructions erratiques (du moins en apparence) joueraient dans l’écriture un rôle analogue à l’accumulation, l’inversion et la permutation dans le dessin. Afin de repérer et de comprendre le passage par l’informe dans le domaine de l’écrit, il est nécessaire d’observer non plus des taches mais des ratures – apories, arrêts et retours insistants du même (p. 174-175).

 

En outre, dans le champ artistique, l’informe n’occupe pas seulement les marges et ne se cantonne pas au genre du dessin, puisque c’est à chaque étape de la création qu’il peut se manifester, depuis le dessin préparatoire (Léonard, Pontormo) jusqu’à la réalisation finale (non finito), fût-elle parfaitement aboutie (le sfumato chez Léonard, les enchevêtrements de corps mous et gonflés de Pontormo dans les fresques de San Lorenzo). Entre ces deux moments, il est aussi « une technique de redynamisation. L’idée initiale, aussi brillante soit-elle, a besoin de retrouver un nouveau souffle qui permette à l’artiste de la creuser plus loin et de l’élaborer de façon plus complexe » (p. 121). Susana Gállego Cuesta interprète ainsi magistralement l’usage révolutionnaire du dessin par Léonard :

 

En joignant la leçon des feuilles de Windsor à celle des feuilles de Londres, et en comparant sa pratique à celle de Raphaël, on peut dire que le passage par l’informe chez Léonard s’opère suivant deux axes, l’un vertical (la superposition de tracés presque identiques – axe sculptural puisque le volume est en jeu) et l’autre horizontal (le glissement de variante en variante – axe temporel puisque c’est la recherche de mouvement qui le commande). La force d’inertie du geste semble le libérer momentanément de toute finalité mimétique, et il se trouve pendant le temps du dessin disponible à toutes les sollicitations graphiques. La figure n’apparaît alors que comme un plus. (…) L’artiste se plaît à rester aux lisières de la figure, autant par choix philosophique que par souci de productivité : l’esquisse informe est un moment de suspension où tout est possible. De cette fenêtre sur le potentiel que sont les dessins préparatoires subsiste dans l’œuvre finie l’énergie du mouvement. On pourrait même dire que le sfumato léonardien serait la trace de ce travail intérieur de la figure par l’informe – par l’évanouissement des contours, la figure reste encore ouverte et vibre encore (p. 128).

 

Enfin, l’informe n’est pas tout à fait un non-dit dans la théorisation artistique et littéraire, puisqu’il se voit en partie pensé à travers des notions telles que la copia et la dissolutio, ainsi que d’images comme la cornucopia, l’ours mal léché, la tache, le crachat ou encore le componimento inculto. De quoi « réactiver le scandale » (p. 255) de la présence de l’informe dans nombre d’œuvres renaissantes (bas corporel, interiora…), afin de prendre le contrepied d’une critique cherchant trop souvent à neutraliser le sentiment de dégoût qu’elle suscite dans un premier temps chez le spectateur ou le lecteur (par exemple, en ramenant la scatologie des Cinq Livres au seul rire rabelaisien).

De fait, à la Renaissance, l’informe ne participe pas seulement d’un gai savoir, contrairement à ce que semblait suggérer Michel Jeanneret. Pour l’auteur du Traité de l’informe, il est plutôt bifrons, se déployant dans une double direction, à la fois joyeuse et dysphorique, comme l’indique le préfixe « in- », indiquant une privation en même temps qu’un mouvement vers. Ce pourquoi Susana Gállego Cuesta cherche à rendre compte du « travail de l’informe “par excès” et “par défaut”, qui fascine tout autant qu’il peut repousser, et qui est tantôt force de génération tantôt agent de corruption. Il s’agit là non pas de catégories arrêtées mais plutôt de pôles entre lesquels oscillent à chaque fois l’appréciation et la pensée » (p. 34). D’une certaine manière, c’est aussi ce qu’est l’informe pour Bataille : un déclassement de la beauté à l’ordure et à l’abjection, certes, mais qui n’est pas seulement synonyme de rabaissement, puisqu’il offre en même temps la possibilité de faire sortir l’objet ainsi déclassé de sa classe.

Nous voudrions donc, pour conclure, rappeler la célèbre définition bataillienne :

 

Informe n’est pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à déclasser, exigeant généralement que chaque chose ait sa forme. Ce qu’il désigne n’a ses droits dans aucun sens et se fait écraser partout comme une araignée ou un ver de terre. Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l’univers prenne forme. La philosophie entière n’a pas d’autre but : il s’agit de donner une redingote à ce qui est, une redingote mathématique. Par contre affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat [1].

 

>page des comptes-rendus de lecture
retour<

[1] G. Bataille, Documents [1929], Paris, Mercure de France, 1968, p. 382.