- Olivier Chiquet

A propos de l’ouvrage :

Susana Gállego Cuesta, Traité de l’informe. Monstres, crachats et corps débordants à la Renaissance et au
XXe siècle
, Paris, Classiques Garnier, « Perspectives comparatistes », 2021.
9782406119227

L’ouvrage de Susana Gállego Cuesta, paru en 2021 aux éditions Classiques Garnier, est en partie issu d’une thèse de doctorat réalisée à Sorbonne Université sous la direction de François Lecercle et soutenue en 2015. L’actuelle conservatrice en chef du patrimoine et directrice du musée des Beaux-Arts de Nancy signe ici une courageuse et passionnante monographie sur l’informe, une notion pourtant a priori insaisissable tant elle semble échapper aux catégories. Mais le paradoxe de la démarche n’est qu’apparent puisque, comme l’écrit l’autrice, « il est peut-être impossible de définir l’informe, il est possible néanmoins de saisir ce que peut être l’art informe » (p. 61).

Pour ce faire, Susana Gállego Cuesta adopte une approche comparative, faisant dialoguer les littérature espagnole (Thérèse d’Avila, Libro de la vida) et française (Les Cinq livres de Rabelais, les Essais de Montaigne, L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, Le Moyen de parvenir de Béroalde de Verville), la littérature artistique (Alberti, Léonard, Vasari) et l’art (François Desprez pour Les songes drolatiques de Pantagruel et, surtout, Léonard et Pontormo). Si l’ouvrage fait la part belle à la Renaissance, où apparaît l’adjectif « informe », il s’ouvre toutefois sur le travail de l’artiste contemporain Michel Blazy autour de la corruption des matières organiques, pour se clore sur la figure de Louise Bourgeois. La démarche comparative de Susana Gállego Cuesta se veut donc aussi résolument anachronique, interrogeant la contemporanéité par la Renaissance et, plus encore, la Renaissance par la contemporanéité :

 

Se dessine alors un corpus bicéphale, à cheval sur des textes et des œuvres visuelles, mais aussi sur deux époques : à cet ensemble ancien s’adjoignent des œuvres plastiques modernes et contemporaines (…). Ce parti-pris repose sur un constat : le XVIe siècle a beaucoup fait résonner et raisonner le début du XXe siècle (…). A leur tour, ces premières décennies du siècle sont essentielles à la compréhension de l’art contemporain (…) (p. 23).

 

Il faut en effet attendre le XXe siècle pour voir se constituer la notion d’informe, dont la spécialiste retrace l’histoire :

 

L’informe en tant qu’objet conceptuel est une invention du XXe siècle qui se construit en deux temps : un premier mouvement intervient dans les deux décennies inaugurales du siècle, autour de Freud et des Surréalistes – Documents cristalliserait ainsi les aspirations révolutionnaires et transgressives de toute une génération cherchant dans l’art et la littérature le moyen de changer leur vie. Un deuxième mouvement est lisible dans les deux dernières décennies du siècle, dans le débat transatlantique sur l’œuvre de Bataille : un effort d’exégèse et de réédition donne lieu à des interprétations divergentes qui retravaillent autant Documents que la psychanalyse (p. 79).

 

Susana Gállego Cuesta part donc de l’éphémère et très confidentielle revue de Georges Bataille (1929-1930) afin de mettre en évidence, par un « grand écart temporel » (p. 22), la manière dont cette notion atemporelle travaille la production littéraire et artistique, et « hante la pensée esthétique » (p. 22) de la Renaissance, période de toutes les codifications mais peu encline à conceptualiser l’informe en tant que tel.

 

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