Une poétique de la tragédie

 

On s’aperçoit donc que loin d’en être des dimensions accessoires, visible et audible se situent au cœur de l’expérience tragique selon Euripide : R. Marseglia affirme avec justesse que « les notations sonores et visuelles contribuent à exalter la construction et la signification de la tragédie » (p. 94). Au point d’en fournir une poétique ? On s’avise en effet de cette possibilité en lisant les cinq chapitres de Voir et entendre dans le théâtre d’Euripide. C’est dans l’étude des Bacchantes que cette poétique implicite, métathéâtrale, est esquissée par R. Marseglia : « l’association entre la vue et l’ouïe, qui est à la base de l’épiphanie du dieu, n’est autre que l’expérience à laquelle le théâtre appelle les spectateurs » (p. 267). Tel est également le sens de la conclusion, opportunément intitulée « une dramaturgie des sens » (p. 309). On y lit de fait les mots suivants :

 

Dans sa [Euripide] tragédie, la vision et l’audition permettent non seulement de construire des oppositions dramatiques ou de mettre en scène des manières différentes d’acquérir le savoir, mais aussi de questionner la fiabilité de ces deux perceptions et, par conséquent, les moyens du spectacle tragique lui-même (p. 319).

 

Et C. Calame de noter dès la préface : « vue et ouïe concourent non seulement à l’accomplissement de l’action tragique, mais aussi à la réflexion sur sa signification dramatique et sur sa pragmatique poétique » (p. 8). Désormais, il semble donc inenvisageable de réfléchir sur la tragédie grecque sans convoquer le rôle de la vue et l’ouïe, et dans cette optique, on peut également livre l’ouvrage comme un « contre Aristote ». La conclusion le laisse clairement entendre :

 

On sait à quel point le jugement d’Aristote consacrant la primauté du texte sur la mise en scène a influencé, des siècles durant, la pratique dramatique aussi bien que les approches interprétatives du phénomène théâtral (p. 311).

 

Reprenant, de façon moins polémique, l’argumentaire de Florence Dupont [2], l’auteur fait le choix, courageux et justifié, de faire primer le texte d’Euripide sur toute forme autre de théorie, car c’est uniquement de celui-ci que peut surgir cette dernière. C’est l’un des bénéfices les plus évidents de ce livre, et C. Calame y est sensible dans sa préface, lorsqu’il remarque que la vue et l’audition « sont précisément les deux composants qu’Aristote exclut par principe d’un art technique centré sur la narration » (p. 10). Or « régulièrement dépendantes de la description normative que nous donne l’auteur de l’Art poétique de la tragédie attique, les interprétations modernes des tragédies d’Euripide sont souvent les victimes de cette double exclusion » (p. 10). R. Marseglia nous permet donc de sortir de cette ornière, mais pour autant, il tient à nuancer la question [3], montrant par là une probité remarquable par son refus de toute généralisation hâtive :

 

On a beaucoup dit sur l’exclusion du côté visuel et spectaculaire de l’analyse aristotélicienne de la tragédie. Ce qu’il nous importe de remarquer ici, c’est que, tout en reléguant la musique et les effets visuels de la tragédie aux marges de sa Poétique, Aristote associe la vision et l’audition en leur reconnaissant le pouvoir de catalyser la réponse émotionnelle du public (p. 25).

 

C’est donc une herméneutique complexe des tragédies d’Euripide, mais également, peut-être, une phénoménologie générale de la tragédie qui s’élabore dans le volume de R. Marseglia, ce dont il convient à mon sens de se réjouir. En effet, la richesse des propositions de Voir et entendre dans le théâtre d’Euripide est telle qu’elle dépasse le seul champ des études grecques : pourquoi, par exemple, ne pas s’inspirer de cette méthode d’analyse pour étudier, dans son contexte anthropologique propre, la tragédie française d’Ancien Régime [4] ?

 

Pour conclure, on pourra éventuellement regretter une sollicitation des autres sens un peu allusive, qui nous laisse, pour ainsi dire, sur notre faim : R. Marseglia n’évoque qu’en passant les « renvois à l’odorat, au toucher, au goût ou à la capacité sensorielle en général » (p. 98, mais voir aussi la note sur le toucher à la p. 289). Bien sûr, les autres sens sont moins présents dans le texte euripédéen que la vue et l’ouïe, mais une réflexion sur les phénomènes de glissement et de tuilage entre les sens, et donc sur les effets de complétude du sensible qui s’en dégagent était sans doute possible. C’est, cela étant, bien peu de choses au regard des avancées considérables réalisées par cet ouvrage extrêmement soigné, qui emporte incontestablement l’adhésion par sa science aussi éclairante que limpide.

 

 

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[2] F. Dupont, Aristote ou le vampire du théâtre occidental, Paris, Aubier, « Libelles », 2007.
[3] Sur cette question, on consultera également l’ouvrage récent de Guillaume Navaud, Voir le théâtre. Théories aristotéliciennes et pratiques du spectacle, Sesto S. Giovanni, Mimèsis, « L’esprit des signes », 2022.
[4] On en trouvera une possible ébauche dans un article qui évoque notamment l’interconnexion, au cœur du processus tragique, entre visible et audible : M. Cartron, « “Tracés sur son visage avec l’eau de ses pleurs” : regard et image dans La Mariane de Tristan L’Hermite », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XLV, n° 89, Tübingen, Narr Verlag, 2018, pp. 369-384.