Des suggestions sonores différentes et opposées se suivent (…) au cours du drame, mises l’une à côté de l’autre ou violemment contrastées : larmes, chants funèbres, chants d’éloge, cohue, chants de beuverie mais aussi silences et paroles à la signification ambiguë et déroutante, qui semblent transférer la dichotomie sonore au niveau même du langage (p. 42).

 

Ce passage, qui porte sur l’Alceste, justifierait à lui seul d’appréhender les tragédies d’Euripide comme des machines sensorielles piégeant le spectateur : l’omniprésence des sons et des apparitions contribuent en effet notablement à la mise en place progressive de la catharsis.

De telles déterminations prouvent la fécondité d’une méthode de travail appréhendant la connexion entre le visible et l’audible comme un « indice » (p. 248). Il faut louer la rare intelligence d’une enquête qui procède au plus près du texte et de son sens ; sens aigu du détail, mais d’un détail tout sauf myope et sourd, puisqu’il révèle les structures et les soubassements herméneutiques des pièces. De ce point de vue, le choix de déployer patiemment une analyse prenant le temps de la lecture, en auscultant, pour ainsi dire, le pouls des textes, s’avère payant ; l’auteur démontre par là tout le rendement de sa méthodologie d’étude de l’interaction entre le voir et l’entendre.

 

Le clair-obscur du sensible

 

R. Marseglia fait le pari du sensible car « la critique ne semble pas avoir prêté suffisamment d’attention à la construction dramatique et aux effets émotionnels que les violents renversements de situation devaient sans doute procurer au public de l’époque de manière bien plus forte qu’aux lecteurs de notre temps » (p. 152). La dimension symbolique des pièces d’Euripide s’en trouve bouleversée. On pense tout spécialement au chapitre consacré à Alceste, qui me semble exemplaire de l’approche proposée par R. Marseglia. Dans un premier temps, l’auteur rappelle les connotations généralement attachées à la vue en Grèce antique, afin d’éviter toute sortie de route autotélique :

 

La vue, comme on sait, était pour les Grecs traditionnellement associée à la vie. Dès Homère, l’expression “voir la lumière du soleil” est attestée comme synonyme de “vivre” (…). Le fait que ce type de métaphore, décliné en des termes différents et selon diverses modalités, se répète avec une grande fréquence dans Alceste n’a rien d’étonnant en soi, puisque dans cette tragédie la mort est le moteur même de l’action dramatique » (p. 61).

 

Ceci étant posé, R. Marseglia peut exposer la singularité de l’appropriation par Euripide de ces aspects culturels :

 

Si l’utilisation d’éléments sonores de nature et d’origine diverses met en évidence les oppositions et souligne les renversements de la situation dramatique, tout en caractérisant de manière ambiguë la situation d’Alceste, suspendue entre la vie et la mort, ainsi que celle du survivant Admète, qui renonce à la vie, la dialectique entre la vie et la mort est également productive pour ce qui est des sensations visuelles (p. 61).

 

Et effectivement, « de pareilles expressions dessinent, dans la trame de la tragédie, une opposition nette entre la lumière et la possibilité de voir d’une part, l’obscurité et les ténèbres aveugles de la mort de l’autre » (p. 62). On constate ici que R. Marseglia nous guide tout au long de son enquête d’une manière aussi élégante que discrète : aucune affirmation qui ne soit explicitée, aucune hypothèse qui ne soit reliée à une autre, tout coule pour ainsi dire de source. En d’autres termes, ce qui fait la force de Voir et entendre dans le théâtre d’Euripide, c’est la rigueur de sa cohérence argumentative, due à une approche résolument herméneutique, ou, plus exactement, à la certitude d’une fonction performative, sur le plan anthropologique, de la tragédie, appréhendée dans son contexte culturel et mémoriel : ainsi Sophocle et Eschyle bien sûr (voir les pp. 311-319), mais aussi Hérodote, Homère et d’autres sont-ils convoqués pour marquer ce dont hérite Euripide et ce qui fait sa spécificité. Partant, regard et oreille sont lus « entre valeur épistémologique et force émotionnelle » (p. 19) dans la mesure où « la connotation des suggestions visuelles et sonores reprend des représentations culturelles traditionnelles en rapport avec les thématiques principales de la tragédie, pour en faire des instruments dramatiques » (p. 148).

 

Parole silence

 

Un autre apport essentiel du livre de R. Marseglia est sa réévaluation du statut de la parole tragique, qui se situe clairement à l’intersection du voir et de l’entendre, comme le montre l’exemple d’Hippolyte : il s’agit pour l’auteur de se pencher sur les « silences et obscurités du langage » (p. 108), afin de démontrer comment

 

Euripide explore la fiabilité de la connaissance sensorielle, la fonction communicative du langage et met en cause l’opposition entre réalité et illusion. Dans ce questionnement, les impressions sonores et acoustiques jouent un rôle de premier plan (p. 88).

 

Les développements sur le silence, notamment, sont nombreux et clairvoyants, en particulier pour ce qui touche à son rapport avec la parole, cette dialectique étant étudiée en miroir de l’opposition regard-ouïe : « l’articulation entre silence et parole ou entre le fait de voiler et le dévoilement associe les deux sensations dans le processus communicatif qui est au centre du dispositif dramatique de la pièce » (p. 148).

 

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