Après un chapitre liminaire où Benoît Glaude pose les bases conceptuelles de son travail, l’ouvrage s’organise en deux parties séparées l’une de l’autre par un développement en forme d’intermède musical. La première partie, composée de deux chapitres, s’intéresse au dialogisme dans les premières œuvres de bande dessinée, à une époque où les indices médiatiques étaient encore loin d’être en place et que le texte et l’image demeuraient spatialement séparés l’un de l’autre. En comparant différentes traductions et reproductions des histoires en estampes de Rodolphe Töpffer (notamment les éditions parisiennes), Benoît Glaude démontre que les textes d’origine, s’ils ne présentent pas réellement de marques d’oralité, travaillent la forme du dialogue, ce qui incita certains traducteurs à adopter le discours rapporté. L’énonciation emprunte alors différentes voix, palpables, sensibles, intelligibles bien qu’encore indistinctes visuellement. Pour le linguiste, ce constat permet d’affirmer que « le dialogue et le dialogisme apparaissent caractéristiques du média artistique dès l’origine, soit un siècle avant la généralisation de l’usage de la bulle dans la BD francophone » (p. 97). Sans phylactère ou autre marque d’oralité, un discours peut toujours s’affirmer par le truchement du dessin et plus encore par la physionomie des personnages. L’auteur continue ainsi son développement en élaborant un lien fécond entre le théâtre et le neuvième art, étudiant l’influence du premier sur le second pour que celui-ci devienne visuellement parlant. Rodolphe Töpffer notamment émet une critique du théâtre romantique avec son album Les amours de Mr. Vieux Bois qui pourrait tout à fait se lire comme une pièce de pantomime. Ce renfort de l’intermédialité, que l’on retrouvera par ailleurs dans la seconde partie de l’essai, constitue une des grandes richesses de la méthode de travail de l’auteur et témoigne de sa capacité à explorer des pistes inattendues qui se révèlent particulièrement éloquentes. Se tournant ensuite vers la presse enfantine et l’imagerie populaire de la seconde moitié du 19e siècle, il met en évidence le rôle de la composition dans le développement d’un récit au sein d’une image unique mais volubile : la temporalité du regard adhérant à la chronologie du récit, il revient à l’œil (et donc aux différentes unités visuelles qui l’attirent et précèdent son parcours dans la scène) de décerner les tours de paroles des différents personnages. Avec cette première partie l’auteur, partant de Töpffer jusqu’à Christophe, expose brillamment ce que le non verbal peut contenir d’interactions orales.

Le quatrième chapitre dénote un peu de l’ensemble de l’ouvrage et propose un instant de pause en relation directe avec les réflexions précédentes. Benoît Glaude y démontre la capacité que possède la bande dessinée à développer un métalangage sans avoir recours au texte. Il confirme ainsi la nature plurisémiotique de la bande dessinée qui autorise des collages, variations stylistiques et ruptures en tout genre qui laissent toute place à l’intertextualité. Dès lors, les auteurs citent l’histoire de la bande dessinée et d’autres œuvres visuelles ou sonores. Pour étayer cette proposition, il déroge à la continuité chronologique qu’il préservait jusque-là en abordant une œuvre contemporaine, Total Jazz de Blutch, recueil de planches pour la plupart muettes parues dans le magazine Jazzman à partir de décembre 2000. Il aborde d’abord les reprises caricaturales réalisées par Busch et Christophe de la tradition picturale de l’auditeur, pour ensuite observer comment la citation se trouve au cœur des histoires de Blutch. Celui-ci, en réalisant des descriptions musicales sous forme de résumés graphiques, déploie une réflexivité plastique remarquable par le biais de variations stylistiques qui ponctuent ses planches. Ainsi, après le théâtre, la musique s’invite dans la bande dessinée et révèle des ressources poétiques et dialogiques foncièrement visuelles.

Après avoir analysé l’expression de la parole et de la musique au sein d’images qui ne portent pas d’inscriptions scripturales (ou peu s’en faut), Benoît Glaude étudie l’introduction et le développement de la bulle dans la bande dessinée francophone. Dans un premier temps, il relève un basculement linguistique progressif qui voit s’imposer progressivement le discours direct. Les difficiles traductions des planches de Wilhelm Bush dans la presse enfantine, dont la polyphonie des voix énonciatives imposa un véritable travail d’adaptation, figurent comme un premier symptôme probant. Les fameux Pieds Nickelés de Louis Forton esquissent une seconde étape, essentielle, celle de l’autonomie de l’image et de l’argotisation du langage (cette dernière qualité aurait influencé Raymond Queneau et Louis Ferdinand Céline) qui voit l’avènement de l’usage du phylactère. Le discours rapporté s’efface donc pour laisser surgir l’immédiateté de l’image et du discours. Pour autant, si la bulle se généralise, elle n’incarne pas encore l’indice de dialogue qu’elle est amenée à devenir. Les planches d’Hergé (à ses débuts) permettent en effet à Benoît Glaude de mettre en évidence que le texte présent dans les bulles s’apparente davantage à un soliloque ou à un commentaire de l’image qu’à un véritable dialogue. Enfin, après avoir évalué l’influence que la bande dessinée pu avoir sur une génération d’écrivains à l’origine du « roman parlant », il conclut ce développement en observant une concomitance historique pour le moins stimulante : alors que le cinéma parlant se standardise, la bulle se popularise et le discours qu’elle véhicule se rattache à un discours direct oralisé.

Une fois le dialogue véritablement établi, institué et marqué par l’usage de la bulle, l’auteur examine finement ses différentes fonctions dans les bandes dessinées d’aventure des années 1940-1960, illustrant chaque forme de discours par un auteur emblématique. L’évolution du soliloque chez Doisy et Jijé façonne le dialogue comme actant du récit ; l’instant prend dès lors le pas sur la psychologie. Chez Jacobs, le monologue devient un moteur narratif à part entière et permet d’accéder à l’intimité des personnages. La déclamation chez Hergé se déploie dans le découpage de la séquence quand l’aveu chez Charlier obéit « à une règle du genre […] qualifi[ée] de parole intérieure réticente » (p. 289). Ainsi, dans les bandes dessinées d’aventure, l’oralité incarne un véritable rôle poétique et cristallise les enjeux narratifs de la séquence.

L’essai se conclut par un dernier chapitre passionnant dans lequel Benoît Glaude analyse les différents apports de l’apparition du métier de scénariste à l’évolution stylistique des dialogues. Insistant sur la dimension collaborative de l’écriture, il étudie des duos d’auteurs qui se modifient et articulent les sous-parties entre elles comme des dominos : Jijé/Greg, Greg/Franquin, Franquin/Goscinny puis Goscinny/Sempé. Il s’intéresse particulièrement aux influences mutuelles que les auteurs exercent les uns sur les autres et aux progressives subtilités d’écritures qui apparaissent à travers l’oralisation des dialogues.

Ce travail, d’une grande rigueur scientifique et d’une belle finesse d’écriture, est d’une remarquable cohérence. Il témoigne d’une réelle capacité à lier les œuvres entre elles, à faire de l’intermédialité un pivot de la réflexion, à aller puiser dans les écueils de la traduction des indices révélateurs des enjeux poétiques de certains textes, et à oser s’écarter temporairement de son objet d’étude pour mieux y revenir et offrir une pensée dense et originale. L’intelligence, la clarté et l’originalité de la démarche animent la curiosité du lecteur désireux d’en lire davantage ; elles nous interrogent et nous incitent à poser un regard semblable sur des bandes dessinées contemporaines. Nul doute que cet essai fasse date et serve de support essentiel pour de prochaines études.

 

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