L’extension mondiale du domaine du noir

 

Une autre qualité de l’ouvrage mérite d’être relevée, même si celle-ci n’est pas également répartie dans l’ouvrage : la grande variété des aires culturelles abordées au prisme du genre, qui permet aussi de mesurer l’extension mondiale du noir. La première partie offre incontestablement un parcours intéressant dans des espaces émergents du polar : les pays scandinaves, bien sûr, qui dominent déjà le marché européen du polar depuis plus d’une décennie, mais aussi l’Amérique centrale, à travers les exemples de José Carlos Somoza (Maryse Petit) et d’Ana Ivonne Reyes Chiquete (Cathy Fourez), et surtout l’Afrique, à travers deux contributions aux approches complémentaires, consacrée pour l’une à l’œuvre désormais célèbre de Deon Meyer (Hélène Machinal) et l’autre à un effort de saisie panoramique du genre dans l’espace africain, de Moussa Konaté à Mukoma wa Ngugi (Catherine du Toit). A l’exception de quelques remarques sur l’œuvre du Japonais Natsuo Kirino [29], les traditions littéraires orientales restent non-représentées, qu’elles soient asiatiques (on pense à l’œuvre romanesque de Qiu Xaolong ou de Mi Janxiu, ou à la mouvance néo-noire du cinéma sud-coréen par exemple) ou est-européennes. Le « polar de l’est », polonais, roumain ou slovaque, est toutefois une tendance plus récente encore que le colloque, surtout dans sa version traduite en français : pionnière en la matière, la collection Agullo Noir est née en 2016. On regretterait plutôt que la partie consacrée au cinéma soit si majoritairement nord-américaine quand on sait qu’il existe une tradition de cinéma noir et social en Amérique latine (Le Nouveau Cinéma Latino-américain), en Espagne, en Corée du Sud, et maintenant au Moyen-Orient et au Maghreb.

 

Le goût de la réflexivité artistique

 

Une dernière remarque sur le choix des corpus et les dominantes interprétatives des études de ce recueil permettra peut-être de soulever un intéressant paradoxe. La réflexivité artistique, c’est-à-dire cette éventualité que l’œuvre parle (entre autres) d’elle-même, par un ensemble de procédés d’autoréférence, métalittéraires ou métafilmiques – Arnaud Maillet fait l’hypothèse d’un « métaplan » à propos d’un plan d’ouverture suivant les ondulations d’un serpent dans l’eau, évoquant supposément le geste filmique lui-même [30] – est un horizon très représenté des analyses de ce livre. La première partie met en lumière des corpus très séduisants, par une sélection qui révèle aussi pour partie le goût des chercheurs·ses pour des œuvres réflexives et érudites. Le jeu commun de Pierre Bayard, Jasper Fforde, William Gibson, José Carlos Somoza (mais aussi de Juan Díaz Canales et Juanjo Guarnido) consiste à déplacer les logiques de l’enquête sur les mondes culturels et les univers fictionnels eux-mêmes. Partout dans le recueil, les prolongements contemporains du noir sont analysés comme des occasions d’un retour postmoderne sur la logique de l’enquête : « renversements de la structure narrative et épistémologique du récit », « critique de l’objectivité » parfois « intellectualisée à l’extrême » [31] (Elsa Grasso), critique de la vérité et horizontalisation des points de vue [32], hommage détaché, enfin, aux topoï des genres populaires du passé [33]. En un sens, c’est aussi ce que signifie le titre du recueil : l’émergence d’une tradition esthétique désormais suffisamment identifiée pour que se soit développée dans son sillage une production culturelle fondée sur le pur plaisir de citer et de détourner cet héritage. Ce « goût », qui prend ici des accents sociologiques, est abordé comme tel dans quelques-unes des contributions de l’ouvrage (voir les articles de Dominique Meyer-Bolzinger ou d’Isabelle Boof-Vermesse sur « le paradigme esthétique » chez William Gibson). Il désigne dans cette acception le goût des artistes contemporains pour le pastiche d’une tradition, mais aussi le goût des consommateurs et des universitaires eux-mêmes pour ces œuvres sophistiquées. Or, on peut se demander si ce goût ne restreint pas, en définitive, un champ d’études annoncé comme le plus étendu possible, en souscrivant inconsciemment à une conception savante de la pratique du « noir ». Le gros des productions policières contemporaines est-il vraiment conçu d’abord pour un rapport construit sciemment avec la tradition générique ? Quelle place peut donc avoir ce jeu métalittéraire dans le storytelling auctorial décrit par Jeanne Guyon, selon qui c’est le récit construit autour de la vie de l’auteur qui compte le plus dans la fabrique de sa réputation [34] ? Les auteurs français de grande consommation (Jean-Christophe Grangé, Camilla Läckberg, Fred Vargas, Harlan Coben, Michel Bussi), n’écrivent-ils pas avec plus d’autonomie par rapport aux filiations qu’on leur attribue ? Ils représentent en tout cas mieux que quiconque un goût massif pour le noir, dont la raison n’est peut-être pas toujours dans la reproduction nostalgique d’une esthétique du passé. Ces corpus demeurent des champs à investiguer, pour quiconque souhaiterait prolonger ces questionnements passionnants sur la continuité esthétique des genres artistiques, et bien plus largement, sur les enjeux de la représentation de la violence et de sa répression dans la culture contemporaine.

 

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[29] G. Menegaldo et M. Petit, op. cit., p. 342.
[30] Ibid., p. 251.
[31] Ibid., p. 188.
[32] Ibid., p. 260.
[33] Ibid., p. 317.
[34] Ibid., p. 368.