Fortunes du spectre plurimédiatique
Le recueil est structuré en trois parties, et son mouvement épouse la diversité des supports qui sont pris en compte dans le questionnement global. Majoritaires, les études littéraires figurent dans la première partie, tandis que la deuxième partie rassemble les contributions portant sur le cinéma, les séries (seule The Wire fait l’objet d’une étude) ou la bande dessinée. La troisième partie consiste en un addendum restituant les discussions avec les acteurs des mondes du noir, « notes de lectures, paroles d’auteurs et d’éditeurs ». On y retrouve entre autres la restitution d’une table ronde entre le dramaturge Stéphane Michaka et l’éditrice Jeanne Guyon. Enfin, en guise de postface, le lecteur est gratifié d’un court témoignage de Dominique Manotti, qui rappelle combien le roman noir est pour elle « un choix de vie » : « continuer à résister pour continuer à vivre » [16].
C’est par la somme des contributions que le lecteur prend acte de l’étendue esthétique et médiatique du « noir ». Les études qui soulèvent la question de l’intermédialité ou de la transmédialité [17], soit en posant à un corpus plurimédiatique une question transversale, soit en abordant frontalement la question de l’adaptation, sont rares dans cet ouvrage. C’est cependant le cas de la contribution sur Manchette et Tardi (Jean-Paul Meyer), dont le propos est de montrer combien le rythme de l’adaptation graphique, tout comme les choix de retranscription de l’énonciation narrative et des énoncés rapportés du roman, donnent lieu à des interprétations du texte par le dessinateur [18]. Sinon, la majorité des études sont le fait de spécialistes de littératures française ou étrangères (anglaise, américaine, espagnole) ou de spécialistes de cinéma, qui abordent le genre au prisme exclusif de leur médium de spécialité. Ce constat interroge d’ailleurs le cloisonnement des médias du noir et de la consommation de chacun d’entre eux, voire l’interopérabilité des formes esthétiques associées au « noir » : l’absence de l’intermédialité est-elle ici le signe d’un cloisonnement disciplinaire, ou révèle-t-elle des usages et des pratiques poétiques qui sont elles-mêmes cloisonnées ? Quelles pourraient être les logiques intermédiales propres au « noir » ?
Cela dit, il ne faudrait pas sous-estimer dans ce recueil les études qui font une place aux rapports entre texte et image, à l’intérieur des médias spécifiques que sont par exemple le roman ou le long métrage de cinéma. On retiendra deux idées importantes à ce sujet. D’abord, « l’œil-caméra », comme manière de mettre en image le point de vue, est une question récurrente dans le recueil ; la subjectivation de la narration par la caméra semble être au cœur des ajustements esthétiques du néo-noir au cinéma. Elsa Grasso, dans une étude sur le cinéma d’Egoyan, nous renvoie à la définition deleuzienne du noir comme critique de l’objectivité, et du film noir comme critique cinématographique de la « distinction de l’objectif et du subjectif » [19]. Avec l’appui des meilleurs passages de Gilles Deleuze sur le cinéma et sur le genre noir, elle fait du néo-noir un genre « cristallin », « reflet d’un questionnement dramatique de la vérité » [20]. Cette problématique rencontre les enjeux énonciatifs de la BD et des textes littéraires. Qu’elle se traduise textuellement ou visuellement, la question de la vue semble au fil de l’ouvrage de plus en plus centrale, constitutive de l’enjeu épistémologique contemporain du genre. Cette idée rejoint un autre point d’entrée commun aux enjeux littéraires et cinématographiques, récurrent lui aussi : la représentation de l’espace, qui appelle la problématique du réalisme, et même celle de la construction esthétique façonnée par le texte, dans le sens ranciérien de partage du sensible. Gilles Menegaldo souligne par exemple combien le cinéma de James Gray s’emploie à construire une esthétique filmique du morcellement et de la fixité, destinée à créer une tension entre l’espace à la fois contraint et indéfini de la ville et l’aspiration des personnages de We Own the Night ou de Little Odessa à se mouvoir et à changer leur condition [21]. Bien sûr, l’enjeu du décor est aussi au cœur de la réflexion de Flore Coulouma sur The Wire, où « les ressorts dramatiques reposent sur la transgression des barrières géographiques et symboliques » [22] ; ce même enjeu est présent dans les contributions de Lauric Guillaud sur « l’éso-polar » comme cristallisation fictionnelle d’un « nouvel invisible » religieux [23], ou de Catherine Du Toit sur l’horizon exploratoire du noir africain en contexte postcolonial, « en quête d’un troisième espace » [24]. Le travail de l’espace rejoint la question du point de vue à l’endroit où le versant criminel de l’intrigue est destiné à forcer l’attention du lecteur ou du spectateur sur le décor, l’environnement, la « totalité sociale » [25]. Cette rencontre entre le regard individuel et la totalité était d’ailleurs déjà au cœur d’un essai méconnu de Jameson sur Chandler. Dans le roman noir américain des années 1930, les « immeubles de bureau vétustes, ascenseurs avec crachoir et liftier, intérieurs de bureaux miteux […], commissariats, chambres d’hôtels et halls d’immeubles » [26] ont déjà pour fonction de faire voir « ces parties de l’Amérique aussi impersonnelles que minables » [27], figures de la résistance matérielle du réel à une « illusion intellectuelle sur les Etats-Unis » [28] fabriquant de toute pièce l’unité et la puissance de la nation fédérale. Avec leurs techniques de représentation respectives, culture textuelle et culture visuelle retombent toutes deux sur cet enjeu de la perception, de son échelle et de ses effets de hiérarchisation. A défaut de montrer autre chose que le réel, voilà peut-être à ce à quoi travaillent les fictions réalistes : la structuration du point de vue et l’infléchissement des cadres de la perception.
[16] Ibid., p. 383.
[17] Telle qu’elle a été théorisée dans les travaux d’Henry Jenkins, et depuis prolongée dans des études de pragmatique littéraire ou de narratologie « transmédia » : voir par exemple M-L. Ryan, « Le transmedia storytelling comme pratique narrative », Revue française des sciences de l’information et de la communication n° 10, 2017 (en ligne. Consulté le 2 janvier 2024). « L’intermédialité », concept plus ancien qui a plus largement vocation à désigner les processus de migration et d’interpénétration des supports, est associée aux travaux d’André Gaudreault et de Philippe Marion, de Jurgen Müller et d’Eric Méchoulan. Voir J. E. Müller, « L’intermédialité, une nouvelle approche interdisciplinaire : perspectives théoriques et pratiques à l’exemple de la vision de la télévision », Cinémas, vol. 10, n° 2-3, printemps 2000, pp. 105–134.
[18] G. Menegaldo et M. Petit, op. cit., p. 335.
[19] Ibid., p. 191.
[20] Ibid., p. 195.
[21] Ibid., p. 235.
[22] Ibid., p. 269.
[23] Ibid., p. 61.
[24] Ibid., pp. 170-171.
[25] F. Jameson, Raymond Chandler. Les détections de la totalité, trad. Nicolas Vieillescazes, Paris, Les Prairies ordinaires, 2014.
[26] Ibid., p. 16.
[27] Idem.
[28] Ibid., p. 18.