Cadre, cadrage, encadrement : dispositif de
(dés)illusion. L’illustration romanesque
autour de 1780

- Benoît Tane
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Cet exemple est particulièrement intéressant car le trio de personnages est exactement celui que l’on rencontre dans une estampe d’illustration appartenant à une célèbre série d’après Jean-Michel Moreau le Jeune (1741-1814) : celle placée en frontispice des Précieuses ridicules dans l’édition des Œuvres de Molière publiée à Paris aux Libraires associés en 1773, dont les six volumes comptent trente-trois estampes d’après le célèbre dessinateur (voir ici). Cette estampe de François Denis Née (1732-1817), d’un beau format vertical – l’image elle-même mesure 13,2 cm de haut sur 8,6 cm -- pour cette édition luxueuse et aux belles marges, n’est pas datée [13]. Elle est placée dans le volume I, dont une gravure porte la date de 1772 ; dans les autres volumes la signature du dessinateur est parfois accompagnée d’une année, qui montre qu’une telle série n’était naturellement pas réalisée dans l’ordre de la publication : 1768 pour L’Avare (vol. V), 1769 pour L’Ecole des maris (vol. II) et Le Mariage forcé (vol. III), 1772 pour L’Amour médecin (vol. III). Les dates les plus anciennes pourraient rendre le dessin de Moreau pour les Précieuses ridicules contemporain de celui du salon Borély [14]. Nous signalons ce rapprochement sans pouvoir trancher ici la question de l’attribution de ce dernier [15]. Ce qui est plus directement notable pour nous tient à l’ambivalence de la présence de ces personnages dans une telle image, destinée au commanditaire des travaux : dans la pièce de Molière, à la scène IX, le valet Mascarille est envoyé jouer le rôle d’un grand seigneur pour mystifier Cathos et Madelon et démontrer que les Précieuses sont ridicules. Le dessin pour le salon Borély constitue une rencontre des enjeux (hommage au commanditaire, ironie vis-à-vis des « Beaux esprits »), des arts (architecture et littérature) autant qu’un croisement des axes géométriques. Il y a ici une sorte de parasitage comique du dessin d’architecture horizontal par la séquence verticale. Au total, le choix d’un format horizontal se justifierait donc moins par le sujet représenté, si le sujet est fondé sur les personnages de la scène, que sur le contexte de création et de destination de l’image ; dans le cas des gravures, il serait en outre le format privilégié des planches entières, in plano, réunies en portefeuilles ou en recueils, notamment dans le domaine architectural ou de la décoration intérieure.

Dans le livre in-4°, in-8° ou in-12, qu’est-ce qui justifie le format vertical sinon les proportions du livre lui-même ? Ce qui est sûr, c’est que ce ne sont pas ses objets. Le format vertical est certes adapté aux portraits, pour peu qu’ils soient en pied, mais aussi en réalité aux paysages, pour peu qu’ils jouent sur une dynamique elle-même verticale, autour d’un arbre, d’une falaise, d’une cascade, mais il faut bien reconnaître que notamment dans les cas d’intérieur, ce format ménage très souvent un vide. Les personnages apparaissent en frise, avec peu de jeux de profondeur, sous un haut plafond, sous des frondaisons et des nuées, présents en alternance dans Clarissa par exemple. Il faut rien moins que l’Assomption de Clarissa, (26e sur les 34 estampes de la série complète) échappant à son persécuteur, pour que l’espace vertical prenne un sens... Et encore Stothard donne-t-il à ses personnages des proportions assez importantes par rapport à bien d’autres séries antérieures.

Au-delà donc de ses objets et de ses sujets, avec lesquels il serait plutôt en contradiction, le cadrage vertical a surtout un effet : il rapproche les gravures d’illustration des ouvertures pratiquées dans les espaces représentés ; les images adoptent le format vertical et les proportions mêmes des portes et des fenêtres. Le cadrage vertical assimile l’illustration à la vue par une porte ouverte ou par un quatrième mur qui aurait disparu...

Ce cadrage n’est bien sûr pas spécifique au Novelist’s Magazine mais la radicalité et le caractère exclusif de ces images révèle le fonctionnement du modèle diptyque. Il ne s’agit plus de faire du livre illustré une galerie ou un salon, comme le livre-bibelot qui en présentait, en miniature, la structure compartimentée, avec tous ses encadrements ; chacun de ces cul-de-lampe était comparable à un dessus-de porte, à l’une de ces toiles qui saturaient l’espace privé. Il s’agit de saisir à quel point, par le cadrage, l’image s’impose comme une partie de l’univers de ses spectateurs.

 

Cadre et livre

 

On le sait, le roman est au XVIIIe siècle un genre aussi largement répandu que problématique. Ces fictions affirment qu’elles n’en sont pas ; mais encore faut-il distinguer le texte du paratexte et des différents seuils sur lesquels on s’appuie essentiellement pour évaluer ce rapport à la fiction.

Par ailleurs, dans le domaine français, on analyse ces informations sous l’angle de l’ironie. Il faut dire que la véritable « proscription » du roman qui avait été décrétée en 1737 a fait long feu alors que l’on s’appuie sur des exemples assez tardifs : et de citer la double préface contradictoire des Liaisons dangereuses (1782) ou l’énonciation double de la préface dialoguée de La Nouvelle Héloïse (1761)…

L’approche est différente chez les spécialistes de littérature britannique. Alors même que la proscription n’y est pas officielle, le « déni de fictionnalité » y est très présent et les critiques le prennent au sérieux [16].

Mais en Grande-Bretagne comme en France, les romans épistolaires passent pour l’outil majeur de ce déni, dont les lettres seraient « recueillies » par les éditeurs, qui les donnent à lire comme des documents. Il ne saurait s’agir de documents bruts : les lettres manuscrites en feuillets ne sont pas identifiables aux feuillets imprimés dans des volumes reliés. On pourrait cependant imaginer d’autres systèmes, comme le fac-similé de document manuscrit qui sera pratiqué au XIXe siècle ; et dès le XVIIIe siècle, une typographie peut aussi être perçue comme plus proche de l’écriture manuscrite, comme les « caractères de civilité » ou au moins l’italique, de fait très utilisé pour des citations dans les textes. La rupture médiatique fonctionne cependant surtout comme un continuum ; cette rupture est acceptée par le lecteur qui ferait « comme si » il avait en main des manuscrits.

 

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[13] La gravure des Précieuses figure dans le catalogue des gravures d’après Moreau le jeune (Bocher, Emmanuel, Les Gravures françaises du XVIIIe siècle ou Catalogue raisonné des estampes, vignettes, eaux-fortes, pièces en couleur au bistre et au lavis, de 1700 à 1800. Sixième fascicule : Jean-Michel Moreau le jeune, Paris, Damascène Morgand et Charles Fatout, 1882, numéro 1018). Les dessins furent encore mentionnés au catalogue de la vente de la bibliothèque du vicomte de Janzé en 1909.
[14] En tant que « projet », le dessin pour le salon Borély pourrait dater du « moment où s’élabore la décoration du château » (L’Art et la Manière, éd. cit., pp. 196-198). Louis Borély étant décédé en 1768, la construction du château et sa décoration fut poursuivie par son fils Louis Joseph Denis Borély (1731-1784), qui était depuis 1765 membre de l’Académie des Belles Lettres de Marseille, laquelle devint l’Académie des Belles Lettres, Sciences et Artsdès 1766.
[15] La préparation de cet article a donné lieu à un échange de mail avec Gérard Fabre, du Musée des Beaux-Arts de Marseille. Les attributions du dessin pour le salon Borély, notamment à Pierre-Gilles Cauvet, ne satisfont pas Luc Georget, qui préfère « rendre leur anonymat » aux deux dessins (Op. cit., p. 198). Notons que dans l’abondante et variée production de Moreau le jeune, on trouve d’autres dessins architectoniques, comme une « Elévation du Wauxhall » (Bocher, n° 170 et 171). Moreau réalisa par ailleurs une estampe d’après un bas relief de Pierre Puget conservé à Marseille, pour l’Académie de peinture et de sculpture de la ville (Bocher n °228). Louis Joseph Denis Borély, qui fut membre amateur de cette académie, était un fervent admirateur des œuvres de Puget.
[16] Voir par exemple B. Millet, « Ceci n’est pas un roman » : l’évolution du statut de la fiction en Angleterre de 1652 à 1754, Louvain, Peeters, 2007.