Cadre, cadrage, encadrement : dispositif de
(dés)illusion. L’illustration romanesque
autour de 1780

- Benoît Tane
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Résumé

L’approche décorative de l’illustration de la fiction narrative des années 1730-1790 masque l’importance des estampes pleine page dans les volumes de texte. Cette insertion obéit à une contrainte technique mais elle engage aussi le fonctionnement des livres à deux niveaux : les estampes organisent un rythme spécifique, susceptible de se substituer au rythme du texte ; elles participent d’un face à face du texte et de l’image.
Comment ce dispositif peut-il s’articuler à une réflexion sur le cadre, le cadrage et l’encadrement, qui recouvrent des processus et des objets liés à la distribution des espaces du livre ? La présence d’images à l’intérieur même des images, mais aussi la représentation de livres ou de lettres souvent abordées en termes thématiques ou de mise en abyme, constituent en réalité des interférences complexes et emprunteraient davantage au parergon qu’à la simple ornementation. Surtout, elles devraient être associées à la logique même de la fiction narrative, qui se donne pour autre chose qu’une fiction : les lettres « recueillies », les manuscrits « trouvés » doivent composer avec les estampes, peu à même de se présenter comme des documents.

Dans quelle mesure cadres et cadrages participent-ils de cette logique d’illusion paradoxale ? L’attention aux choix du livre illustré et leur comparaison avec des dessins ou des gravures isolés peuvent permettre d’explorer cette question. On s’intéresse ici à une collection anglaise publiée après 1780, The Novelist’s Magazine. Cet exemple sera mis en perspective, en revenant sur chacun des termes « Encadrement, cadrage, cadre ». Il ne s’agit pas de fixer une typologie mais bien d’explorer des articulations avec l’estampe, l’image et le livre, et de réinvestir, in fine, le terme et la notion de cadre.

Mots-clés : fiction, illustration, roman, cadre

 

Abstract

The decorative approach to illustrating narrative fiction in the 1730s-1790s masks the importance of full-page prints volumes. The inclusion of these prints was a technical necessity, but it also affected the way the books functioned on two levels: the prints created a specific rhythm that could replace the rhythm of the text, and they were part of a face-to-face relationship between text and image.
How does this device relate to a reflection on framing, framing and framing, which cover processes and objects linked to the distribution of book spaces? The presence of images within images, as well as the representation of books or letters, often approached in mise en abyme terms, deals with complex interferences, suggesting rather parergon than simple ornamentation. Above all, they should be associated with the very logic of narrative fiction, which presents itself as something other than fiction.

How do frames and framing contribute to this logic of paradoxical illusion? Attention to the choices made in the illustrated book and their comparison with isolated drawings or engravings can answer this question. The focus here is on an English collection published after 1780, The Novelist's Magazine. This example will be put into perspective, by returning to each of the terms "frame" and "framing". This paper does not emphasis a typology, but will explore articulations with the print, the image and the book, and ultimately reinvest the term and the notion of frame.

Keywords: fiction, illustration, novel, frame

 


 

Si « cadrage » renvoie assez nettement à un processus, on voit bien que « cadre » n’en est pas simplement le produit matériel. L’un et l’autre appellent un troisième terme pour comprendre ce qui se passe dans le livre illustré au XVIIIe siècle – dans les parages de l’œuvre comme le dit Derrida avant même de parler de parergon [1].

On pourrait certes régler le problème en soulignant le fait que jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, « cadre » ne semble s’entendre qu’au sens matériel, en concurrence avec « bordure » : le Dictionnaire de l’Académie française, dans sa quatrième édition de 1762, le définit comme « bordure de bois, de marbre, de bronze, etc. dans laquelle on enchâsse des tableaux, des estampes, des bas-reliefs, etc... ». Et pour l’Encyclopédie « Cadre est encore synonyme à bordure, & s’applique aux tableaux et aux estampes » [2].

Mais dans ces deux citations « estampes » désigne à chaque fois implicitement les estampes hors livre, des feuilles volantes susceptibles, comme des toiles, d’être encadrées par la suite. Le terme « cadre » désigne dans ce contexte un objet supprimable et surtout de nature hétérogène par rapport à ce qu’il encadre.

A l’inverse, le terme « encadrement », comme objet et non comme processus, pourrait nous permettre de désigner de façon spécifique un objet homogène avec ce qu’il encadre, c’est-à-dire de même nature, de même matière que ce qu’il encadre. C’est ce continuum qui va nous intéresser.

Cette question est particulièrement problématique dans le cas du roman illustré au XVIIIe siècle, qui se donne souvent pour autre chose qu’une fiction. Pour cela, nous allons prendre un peu de champ avec la critique française pour laquelle la « proscription des romans », décrétée en 1737, a fait long feu en 1750. On s’intéressera ainsi principalement à une collection anglaise publiée après 1780.

Encadrement, cadrage, cadre : revenons sur chacun de ces termes en trois temps et dans cet ordre : il ne s’agit pas de fixer une typologie mais bien d’explorer des articulations avec l’estampe, l’image et le livre, et de réinvestir, in fine, le terme et la notion de cadre.

 

Encadrement et estampe

 

Repartir de l’encadrement n’a rien d’une évidence dans l’approche de l’illustration romanesque au XVIIIe siècle, notamment du fait de deux modèles qui se sont imposés. Il s’agit d’une part du livre bibelot de l’époque Louis XV mis en avant par l’approche bibliophilique des Goncourt, qui ont présenté, à la fin des années 1860, le XVIIIe siècle comme « le siècle de la vignette » [3]. Ce terme, ancien dans le domaine du livre, avait un sens spécifique au XVIIIe siècle, celui d’une gravure en demi-page, placée en tête de chapitre par exemple, alors que les Goncourt l’ont généralisé et ont pérennisé l’idée d’un livre « envahi » par les images ornementales, vignettes, culs-de-lampe, bandeaux qui font « sa tête et sa fin » [4]. Ici l’image occuperait toutes les marges et encadrerait elle-même le texte.

D’autre part, un second modèle pose aussi problème : celui du livre monument. Les encadrements monumentaux, mis en avant par les travaux de Marc Fumaroli sur une période antérieure, donnent encore lieu à des exemples spectaculaires [5] mais sans être à même de rendre compte de l’illustration romanesque majoritaire.

 

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[1] J. Derrida La Vérité en peinture [1978], Paris, Flammarion, « Champs Essais », 2010, p. 4. Sur l’application récente de cette notion au livre fin-de-siècle, voir Eloge du parergon. L'art décoratif du livre fin-de-siècle, sous la direction de S. Lesiewicz et H. Védrine, Paris, Otrante, 2021.
[2] Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, vol. II, 1752, Blondel, article « Cadre », p. 526.
[3] E. et J. de Goncourt, L’Art du Dix-huitième siècle [Les Vignettistes, Gravelot, Cochin, Eisen, Moreau, 1868-1870], Paris, Quantin, 1882, t. II ; rééd. présentée et annotée par J.-L. Cabanès, éditions Du Lérot, Tusson, 2007, vol. II, p. 9.
[4] B. Tane, Avec figures… Roman et illustration au XVIIIe siècle, Rennes, PUR, « Interférences », 2014, pp. 33-36. Voir aussi B. Tane, « Le livre illustré au XVIIIe siècle : l’œuvre au risque de la défiguration », L’Esthétique du livre, sous la direction d’A. Milon et M. Perelman, Nanterre, Presses de l’Université Paris-Nanterre, 2010, pp. 315-331 et « Formes de l’illustration au XVIIIe siècle : la ligne et la page ? », Textimage, 2016 (en ligne. Consulté le 26 août 2023).
[5] Voir B. Tane, « L’allégorie dans les frontispices du Paysan perverti », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, Oxford, Voltaire Foundation, juillet 2003, pp. 395-406.