Comme dans Philomena, l’héroïne invente donc ici un expédient pour délivrer un message crucial qu’elle ne peut transmettre directement, autant parce qu’elle est séparée de son amant que parce que l’assassinat du rossignol, par sa brutalité et par le sens dont il est porteur, est un traumatisme. Le riche « samit » qu’elle utilise pour ce faire est cependant moins clairement illustratif que celui de Philomena ; si l’on peut imaginer que les broderies dont il est orné figurent les scènes marquantes de l’épisode, le texte insiste essentiellement sur les inscriptions dont il est recouvert (« tut escrit »), que relaient les paroles du messager envoyé par la dame : le tissu est surtout, ici, le support d’une écriture, puis d’un discours délégué. Ce qui fait image est ailleurs ; il s’agit de l’ensemble de ce dispositif optique complexe que conçoit la dame et qu’achève son amant : un rossignol mort enveloppé dans un linceul constitué d’une étoffe « tout écrite », qu’une châsse somptueuse métamorphose en relique.
Inscrit au cœur de deux ouvrages richement travaillés, l’étoffe et le reliquaire, le rossignol fait d’abord image dans l’univers fictionnel. Il y constitue un signe visuel qui, bien que très élaboré, montre instantanément et sans ambiguïté possible la fin de l’aventure courtoise vécue par les amants. Cette capacité de monstration ou de « manifestation » du rossignol, pour parler dans les termes de Philomena, tient bien sûr à la dimension métaphorique qui lui est associée dans le « grand chant » courtois, où il incarne comme on le sait, de manière topique, la figure du poète-amant et, par métonymie, de la fin’amor elle-même. Ce transfert métaphorique est au cœur de la réponse que la dame adresse à son mari plus tôt dans le récit : en lui avouant qu’elle délaisse le lit conjugal pour jouir d’un autre « deduit », à savoir celui que lui procure le chant du rossignol, c’est bien sûr sa relation amoureuse avec son voisin qu’elle exprime courtoisement, autrement dit par image. La réponse du mari, qui fait de lui l’incarnation même du « vileins », comme l’exprime vigoureusement la narratrice (« De ceo fist il ke trop vileins ! » v. 116), consiste précisément à nier la pertinence de ce transfert métaphorique : en prenant l’image au pied de la lettre, c’est-à-dire en décidant de tuer le rossignol, c’est à la fois à la relation amoureuse de sa femme et à la langue courtoise elle-même qu’il s’en prend. La puissance traumatique de l’aventure, ce qui la soustrait au langage articulé, réside précisément dans ce nœud métaphorique : plus que le meurtre brutal de l’oiseau, plus que la séparation des amants, ou plutôt : dans le meurtre brutal de l’oiseau, dans la séparation des amants, c’est la condition de possibilité même des personnages qui peuplent l’univers courtois – c’est-à-dire leur langue – que cette aventure menace directement, raison pour laquelle elle échoue à être prise en charge par le langage. Image fictionnalisée de la négation de l’image figurative courtoise, le dispositif optique que les amants élaborent autour du rossignol mort montre la nature et la raison du silence radical auquel ils sont réduits, un silence qui les condamne, littéralement, à disparaître. Aussi leur histoire, comme le lai qui la rapporte, se terminent-ils exactement sur l’image de la châsse « enseelee » par le chevalier (v. 155).
Pour le lecteur / auditeur, le pouvoir de monstration de ce dispositif optique s’exerce également à un autre niveau. Car le chant ne constitue pas seulement le socle fondateur de l’amour de loin qui unit les amants du Laüstic. Il assume aussi ce statut pour l’entreprise d’écriture de Marie de France elle-même, telle qu’elle l’expose dans le Prologue général de ses douze lais. Elle y présente en effet ces récits comme des mises en écrit, et en français, d’aventures merveilleuses célébrées par des lais qu’elle a entendu chanter en breton. Si la transformation de ces chansons bretonnes en récits écrits en français leur assure sans doute une publicité et une pérennité nouvelles, c’est aussi au prix de leur disparition en tant que telles ; de fait, le chant et la langue bretonne ne subsistent dans les lais de Marie qu’à l’état d’attestations lointaines ou de traces ténues.
Dans le contexte métaphoriquement surdéterminé de ce récit, l’image rémanente du « laüstic » (dont on remarquera que Marie choisit, significativement, de ne pas traduire le nom breton) enveloppé d’une étoffe-linceul recouverte d’inscriptions, puis enfoui au cœur d’une châsse soigneusement scellée, ne peut manquer d’apparaître au lecteur / auditeur comme la figuration, saisissante, de ce que l’« escrit » des lais narratifs fait au chant des premiers lais bretons. Cette image finale, par laquelle le lai inventé par Marie s’image en tombeau littéraire du lai lyrique, vient montrer ce que le Prologue tait, à savoir que c’est paradoxalement en orchestrant – magnifiquement – la disparition du chant dont il procède que le récit entend le sauver de l’oubli.
Emaré ou la séduction des lais bretons
Le deuxième exemple qui m’intéressera est représentatif de la seconde vie que les lais bretons ont connue en Angleterre à la fin du Moyen Age. Sans doute composé dans les dernières années du XIVe siècle, le lai anonyme d’Emaré peut être lu comme une variante de l’histoire de la jeune fille livrée aux flots pour avoir voulu fuir le désir incestueux de son père, canevas narratif dont La Manekine de Philippe de Rémi, Le Roman du comte d’Anjou de Jean Maillart, La belle Hélène de Constantinople, The Man’s of Law Tale de Chaucer ou la Confessio Amantis de Gower constituent les manifestations littéraires les plus connues. Dans cette riche série narrative, Emaré se distingue par l’attention que le texte accorde à une étoffe merveilleusement ouvrée et historiée sur laquelle la critique s’est beaucoup interrogée et sur laquelle je m’arrêterai à mon tour.
Emaré est la fille d’un empereur nommé Arthur dont l’épouse meurt prématurément. Rien de notable ne se produit dans le royaume, où la jeune fille grandit comme il se doit en sagesse et en beauté, jusqu’à ce que Tergant, le roi de Sicile, se présente à la cour porteur d’une splendide étoffe brodée. Présentée comme un ouvrage d’une perfection encore inégalée dans tout l’Occident chrétien (« Il n’est de joyau aussi riche / Par toute la chrétienté », déclare Tergant [4]), cette étoffe fait l’objet d’une description relevant elle-même d’un morceau de bravoure inédit qui suffit à singulariser le récit dans l’ensemble du corpus des lais bretons.
[4] Emaré, trad. P. Mahoux-Pauzin d’après l’édition d’A. Laskaya et E. Salisbury (The Middle English Breton Lays, Kalamazoo, 1995), dans Les Lais bretons moyen-anglais, sous la direction de C. Stevanovitch et A. Mathieu, Turnhout, Brepols, 2010, v. 107-108.