Résumé
Cet article s’intéresse à des dispositifs optiques autour desquels se structurent trois lais bretons représentatifs de l’essor et de l’épuisement du genre au Moyen Age : Le Laüstic de Marie de France et deux récits moyen-anglais de la fin du XIVe siècle, le lai anonyme d’Emaré et Le Conte du Franklin de Chaucer. Il fait l’hypothèse que ces divers dispositifs montrent ce que le texte manque à dire explicitement, qu’il s’agisse de ses conditions d’existence, de fonctionnement ou de réception. A terme, c’est la nature de la séduction qu’exercent les lais bretons qui se trouve interrogée.
Mots-clés : lais bretons, image, métapoéticité, Marie de France, Chaucer
Abstract
This article focuses on the optical devices around which are structured three Breton Lays representative of the rise and fall of the genre in the Middle Ages: The Laüstic of Marie de France and two Middle English narratives from the end of the fourteenth-century, the anonymous Emaré and Chaucer's Franklin's Tale. It develops the hypothesis that these various devices show what the text cannot explicitly say, whether it concerns its conditions of existence, operation or reception. In the end, it is the nature of the seduction exercised by the Breton Lays that is questioned.
Keywords: breton lays, image, metapoeticity, Marie de France, Chaucer
Je n’ai pourtant rien à ma disposition que les mots. J’ai cherché partout une image, aux deux sens de ce terme, une chose peinte ou une métaphore, ne serait-ce qu’une métaphore pour vous parler de Dunkerque : orange éclatée, plomb fondu, hallali noir, piège de tonnerre et d’écume, kermesse de l’agonie... tout n’est que dérision. Je me relisais, je relisais ce qui suit, et je haussais les épaules, et puis je me suis souvenu du cauchemar de quelqu’un d’autre, il y a des siècles de cela, quatre à bien compter, un tableau de soufre et de feu, de sable et de nuit, de sang et d’os, une apocalypse qui a dû se tenir pour un homme d’alors sur les côtes de par ici ou d’un peu plus loin dans les Flandres, je ne sais, quand c’était le temps des Gueux, mais c’est pour moi Dunkerque, moquez-vous si vous voulez, je ne crois pas que quelqu’un qui a été à Dunkerque, puisse ne pas frémir, ne pas ressentir dans sa chair le frisson de ces jours-là, s’il regarde ce « détail », dans le haut, du Triomphe de la Mort de Peter Brueghel l’Ancien qu’il peignit à Bruxelles entre 1563 et 1569, et que les Espagnols emportèrent au Prado (Louis Aragon, Les Communistes, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Pléiade », t. IV, p. 574).
La dernière proposition du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein affirme que « ce dont on ne peut parler, il faut le taire ». Cette formule célèbre prend sens au regard d’une proposition antérieure, moins fréquemment citée, où Wittgenstein assure que l’inexprimable peut toutefois se montrer [1]. Si l’inexprimable se montre, il est sans doute possible de tenter, par nous-mêmes, de le donner à voir. En d’autres termes, s’il convient de taire ce que l’on ne peut dire, on peut toutefois essayer de le montrer.
Ce pari est au cœur de l’histoire de Philomena, où l’héroïne éponyme, faute de pouvoir rapporter les viols que lui fait subir son beau-frère Térée, qui lui a tranché la langue pour s’assurer de son silence, entreprend de les rendre publics en confectionnant une tapisserie. Là où la « parole defaut », pour citer le texte, l’image peut « manifester » [2], étape par étape, des événements que le double traumatisme du viol et de la mutilation auront mis hors de portée du langage articulé. La tapisserie de Philomena, dont la composition reprend les codes de la dispositio des romans en vers (elle se lit de manière linéaire, et commence par un prologue où la jeune femme inscrit son nom dans la trame de son ouvrage), constitue à cet égard à la fois une mise en abyme du récit – ou plus précisément d’une partie du récit, celle où Térée violente sa belle-sœur – et sa condition de possibilité même. Alors que Térée avait voulu s’assurer que ses crimes seraient « tu[e]s à jamais » (v. 852), leur mise en images en permet une publication éclatante, d’abord dans l’univers de la fiction puis dans celui de la narration, où l’auteur-narrateur prend le relais de l’héroïne (le texte se donnant significativement pour titre le nom, « Philomena », que la jeune femme place en exergue de sa tapisserie).
Les matériaux et les techniques utilisés par l’héroïne pour réaliser son œuvre ne sont évidemment pas indifférents : le tissage, mais aussi la broderie, la couture, la teinture ou le vêtement sont comme on le sait des métaphores topiques, dans les traités de rhétorique antiques et médiévaux, de l’art du discours et de l’écriture. A ce titre, l’histoire de Philomena, où une tapisserie subtilement ouvrée « manifeste » ce que le discours articulé est incapable d’exprimer, interroge directement les procédés par lesquels un récit peut montrer ce qu’il échoue, ou se refuse, à expliciter. En m’inspirant de l’exemple matriciel de Philomena, je m’intéresserai, dans les lignes qui suivent, à ce que l’image fait voir que le texte manque à dire dans trois lais qui se structurent autour d’une image, ou d’une série d’images, traitées comme des dispositifs optiques élaborés : Le Laüstic de Marie de France, composé dans les années 1160, et deux récits moyen-anglais de la fin du XIVe siècle, le lai anonyme d’Emaré et le Conte du Franklin de Chaucer. Je ferai l’hypothèse que ce que manifeste l’image dans ces textes représentatifs de l’essor et du crépuscule du « lai breton » au Moyen Age, concerne les fondations mêmes de ce type de récit : ses origines, ses ressorts et ses conditions de réception, autant d’éléments qui, pour essentiels qu’ils soient, constituent les points aveugles ou les angles morts du genre depuis son invention.
Le Laüstic ou l’origine des lais bretons
A la fin de l’histoire qui porte son nom, Philomena, comme on le sait, est transformée en rossignol. Mais ses aventures littéraires ne s’arrêtent pas pour autant : sous sa nouvelle apparence de rossignol ou de « laüstic », comme on le dit en breton, Philomena donne en effet de nouveau son nom à un récit où, contrainte au silence, une jeune femme est amenée à figurer l’histoire qui a changé sa vie.
On se souvient de l’intrigue de ce lai très connu : un chevalier célibataire et la femme de son voisin tombent amoureux l’un de l’autre. S’il leur est impossible de se retrouver, la dame étant étroitement surveillée, ils ont toutefois le loisir de se voir et de se parler à distance par les fenêtres de leurs demeures respectives, qui sont mitoyennes. Comme la dame passe ses nuits hors de son lit, l’époux conçoit des soupçons : sommée d’expliquer ses absences, elle lui déclare qu’elle se relève pour jouir du chant du rossignol, si beau, dit-elle, qu’elle ne peut fermer l’œil. Le mari jaloux décide alors de prendre l’oiseau au piège et le tue devant sa femme. Afin d’avertir le chevalier qu’elle ne pourra plus, désormais, ni le voir ni lui parler, la dame lui envoie un messager porteur du corps du rossignol enveloppé d’un tissu de soie « a or brusdé e tut escrit » [3]. Comprenant que leur amour de loin est désormais impossible, ce dernier dépose le rossignol dans une châsse magnifique qu’il prend soin de garder toujours auprès de lui.
[1] « 6. 522 – « Il y a assurément de l’inexprimable. Celui-ci se montre, il est l’élément mystique ». Et : « 7 – Ce dont on ne peut parler, il faut le taire », L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1961 [1921].
[2] Pyrame et Thisbé, Narcisse, Philomena. Trois contes du XIIe siècle français imités d’Ovide, présentés, édités et traduits par E. Baumgartner, Paris, Gallimard, « Folio Classique », 2000 (cit. v. 1076 et 1099).
[3] Lais bretons (XIIe-XIIIe siècles) : Marie de France et ses contemporains. Texte établi, présenté, traduit et annoté par N. Koble et M. Séguy, Paris, Champion, « Champion classique – Moyen Age », 2018 (cit. v. 136).