Faire image : architecture
et construction de l’imago

- Elisabeth Ruchaud
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Fig. 1. Psautier d’Utrecht, v. 820, fol 15r

Si certaines enluminures peuvent proposer une illustration littérale des textes qu’elles accompagnent, certains éléments permettent d’aller au-delà. Littérale, le terme est finalement réducteur, puisque si on retrouve une utilisation de l’image comme traductrice ou transmetteur du texte, l’image est aussi à interpréter sous le prisme théologique et doit au contraire permettre de donner à voir les autres sens de lecture : allégorique, tropologique et même anagogique [4].

C’est ce principe de l’illustration littérale qui est employée dans ce qui est sans doute l’un des plus fascinants psautiers de l’époque carolingienne. Le Psautier d’Utrecht [5] est l’un des chefs-d’œuvre de l’enluminure rémoise, réalisé à l’abbaye de Hautvillers et sans doute commandé par l’évêque de Reims Ebbon, frère de lait de Louis le Pieux et proche conseiller de l’empereur [6] dans les années 820-830. La composition générale du décor et certains détails spécifiques permettent d’envisager que le manuscrit ait pu être destiné, soit à l’usage personnel de l’évêque rémois, soit à être offert par Ebbon au couple impérial (Louis le Pieux et Judith) ou encore à leur tout jeune fils, le futur Charles le Chauve (né en 823). On retrouve en effet un certain nombre de dessins à caractère politique ou pouvant tout du moins être rapprochés des troubles politiques du temps. De plus l’état d’inachèvement du manuscrit serait aussi justifié par les prises de position d’Ebbon contre Louis le Pieux dans la querelle opposant ce-dernier à ses trois ainés après 823 [7] et qui aboutit à la déposition et l’emprisonnement d’Ebbon à Fulda en 835.

Le Psautier est formé de 108 folios recto verso regroupant les 150 psaumes de la version gallicane de la Bible de Saint Jérôme augmentés de cantiques issus de l’Ancien et du Nouveau Testament ainsi que du psaume apocryphe 151, du credo et du Pater noster (soit un total de 166 textes et dessins). Chaque psaume ou cantique est précédé d’un dessin à l’encre brune s’étalant sur l’ensemble de la largeur du texte avec une hauteur variable et une seule illustration pleine page pour le psaume 1 en incipit. L’ensemble est construit selon un système de proportion calculé précisément pour que ni l’image ni le texte ne paraissent écrasés l’un par l’autre mais au contraire soient parfaitement complémentaires.

Les peintures du manuscrit jouent un double rôle : elles doivent d’un côté illustrer le texte en transcrivant picturalement et littéralement des éléments pris dans les psaumes ; et de l’autre privilégier la transmission d’un message général ou symbolique en lien non seulement avec le texte mais aussi avec le discours politique des vertus du souverain. Dans ce cadre l’utilisation de l’architecture répond à différentes fonctions en tant que reflet plus ou moins fidèle de l’écrit ou comme complément participant à une compréhension globale de la figuration principale.

S’il est communément admis que les dessins du psautier d’Utrecht se basent sur un archétype romain tardo-antique du Ve siècle pour la composition et l’organisation de son décor, le style enlevé et vibrant ainsi que les nombreuses adaptations contemporaines témoignent d’une compréhension et d’une appropriation profonde du modèle pour aboutir à une œuvre parfaitement originale. Les six artistes, ou six mains, identifiés dans la réalisation du décor, maitrisent les principes et techniques de l’illustration narrative antique [8]. Le même matériau est ainsi utilisé pour la réalisation d’images complexes aussi bien que celle de dessins précis sur une surface réduite.

L’illustration ajoute alors à l’écrit un support visuel qui doit permettre, dans un premier temps d’identifier rapidement le texte concerné puis dans un second d’y introduire un discours sous-jacent. La destination religieuse de l’œuvre et le contenu même du manuscrit supposent un abandon de l’anecdote au profit d’une composition hautement symbolique traduisant les vérités essentielles du texte biblique.

Dans le Psautier d’Utrecht, les artistes réalisent des images plus ou moins homogènes oscillant entre les éléments directement puisés dans le texte et ceux ajoutés pour favoriser la compréhension de chaque psaume et d’un discours politique en lien avec la période. Les textes des psaumes se prêtent en effet à ces interprétations subtiles et le psautier d’Utrecht met en exergue, dans certains de ces dessins, un discours du religieux sur le pouvoir profane et sur le lien entretenu entre eux. Les psaumes, exaltant l’Homme Juste et le souverain qui craint le Seigneur, apparaissent comme un miroir des princes soulignant les vertus du bon gouvernement et les liens que doivent entretenir l’Empereur et l’Eglise (l’Ecclesia) de laquelle il détient son autorité.

 

L’affirmation du pouvoir religieux

 

Le folio 15r (fig. 1) est une illustration de ce discours de la prééminence de l’éternité de l’Eglise sur la temporalité impériale à travers l’interprétation du psaume 26 (selon la numérotation grecque, ou 27 selon la numérotation hébraïque) « Le Seigneur est ma lumière et mon salut ». Tout ce psaume est une ode à la confiance du croyant, ici David, en Yahvé, un chant d’espérance où le psalmiste en appelle à la miséricorde du Dieu protecteur. Le manuscrit indique de plus que le psaume est « psalmus David priusquam liniretur » (psaume de David, avant son sacre). Plus encore que la figure du croyant, du psalmiste, c’est celle du souverain, désigné par Dieu qui est mise en avant et celui qui remet à Dieu son pouvoir et sa légitimité. A travers lui c’est le souverain carolingien qui est évoqué et qui, à l’image de David, ne doit son autorité qu’à Dieu.

La « Maison du Seigneur » domine toute la composition et illustre les versets 4 et 5 :

4. Je demande au Seigneur une chose, je la désire ardemment : je voudrais habiter dans la maison du Seigneur (Domo Domini) tous les jours de ma vie, pour jouir des amabilités du Seigneur et visiter son sanctuaire (templum ejus).

5. Car il m’abritera dans sa demeure (tabernoculo suo) au jour de l’adversité ; il me cachera dans le secret de sa tente (tabernoculi sui) [9].

 

Les termes employés sont précis et sans équivoque, ils renvoient à une construction architecturale servant de cadre à la figure du Christ, debout sur le seuil et qui tend la main vers le psalmiste pour l’abriter dans son Eglise (dans le sens de l’Ecclesia à la fois monument et assemblée), et le placer sous sa protection, dans son tabernacle, son Saint des Saints.

 

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[4] H. de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Ecriture, Aubier, Paris, 1959 et ss.
[5] Psautier d’Utrecht, Bibliothèque de l’Université d’Utrecht, ms. 32.
[6] La question du commanditaire du psautier n’est pas déterminée. Mais le rapprochement dans le style et la réalisation du psautier d’Utrecht avec l’évangéliaire d’Ebbon, réalisé dans le même scriptorium sous l’épiscopat d’Ebbon (816-823), ont amené un grand nombre de chercheurs à attribuer le psautier à l’usage de l’évêque rémois, probablement au début des années 820.
[7] Cette commande pour l’empereur ou le jeune Charles expliquerait le contenu politique de nombreux dessins.
[8] K. van der Horst, W. C. M. Wuestefeld (éds.), The Utrecht Psalter in medieval art. Picturing the Psalms of David, Harvey Miller Publishing, 1996.
[9] 4. Unam petii a Domino, hanc requiram, ut inhabitem in domo Domini omnibus diebus vitae meae: ut videam voluptatem Domini, et visitem templum ejus. 5. Quoniam abscondit me in tabernaculo suo : in die malorum protexit me in abscondito tabernaculi sui.