La fenêtre dans l’hagiographie latine
(Ve-XIIe siècles)

- Marie-Céline Isaïa
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La fenêtre n’est pas l’unique moyen de telles révélations, mais elle a l’avantage d’insister d’emblée sur la connaissance comme vision partagée avec Dieu. L’affirmation n’est pas exagérée si on relit la célèbre vision dite « cosmique » [46] dont jouit saint Benoît, vision prototype mise par écrit par Grégoire le Grand à la fin du VIe siècle :

 

L’heure du repos était déjà venue ; le vénérable Benoît s’installa à l’étage de la tour, le diacre Servandus en bas, à cet endroit de la tour où un escalier reliait directement le bas à l’étage. Il y avait un logement plus spacieux devant cette même tour, où les disciples des deux hommes prenaient leur repos. Tandis que les frères se reposaient encore, l’homme de Dieu Benoît, qui était resté éveillé, devança le moment de la prière nocturne : debout à la fenêtre, il priait le Seigneur Tout-puissant quand soudain, les yeux grand-ouverts au beau milieu de la nuit, il vit se répandre une lumière diffuse qui l’emportait sur toutes les ténèbres de la nuit et brillait d’un éclat tel que sa lumière, qui rayonnait au milieu des ténèbres, surpassait le jour. Et, phénomène bien surprenant, après que Benoît a contemplé ce spectacle, le monde entier, comme il l’a raconté lui-même par la suite, fut conduit sous ses yeux, comme s’il avait été rassemblé sous un unique rayon de soleil [47].

 

Grégoire commente longuement cet état en réponse à la question du diacre Pierre : « “Par quel moyen peut-il se faire que le monde entier soit perçu par les yeux d’un seul homme ?” “Tiens pour certain, Pierre, ce que je dis : pour l’âme de celui qui voit le Créateur, toute créature est rétrécie. Pour qui le perçoit dans la lumière du Créateur, même si ce n’est que dans un peu de lumière, tout le créé se fait petit, parce que la capacité de son esprit est dilatée par la lumière même de cette vision intérieure, et tant élargie en Dieu qu’elle s’élève au-dessus du monde. Et l’âme du voyant elle-même en vient encore à être placée au-dessus d’elle-même" » [48]. L’explication du pape porte donc sur ce que provoque en l’âme humaine le fait de partager le regard de Dieu, sa « lumière ». L’homme qui voit la Création comme un globe miniature qu’il peut entièrement embrasser du regard, voit à l’évidence comme Dieu lui-même [49].

A lire les réitérations de cette page fondatrice dans l’hagiographie latine et à scruter sa profondeur théologique [50], on en viendrait à manquer un détail : les yeux plongés dans la nuit noire, Benoît prie à la fenêtre, du haut d’une tour. Le dispositif dit déjà tout de l’expérience qui va suivre. C’est la nuit, Benoît n’y voit rien ; mais regardant au-delà de l’impossible vision naturelle, il voit comme Dieu voit, d’en-haut sans doute, mais surtout sans limite de temps ni d’espace. Cette lecture reçoit l’appui d’un passage difficile de la Vie de l’évêque de Trèves, Nizier. Nizier est un évêque bien attesté dans la première moitié du VIe siècle, qui a impressionné ses contemporains par son autorité inflexible ; la vision dont il bénéficie lui permet de formuler contre les rois mérovingiens des critiques fondées et vérifiées ; il est à nouveau question d’une tour et de nombreuses fenêtres :

 

Je n’ai pas pu passer sous silence ce que le Seigneur dévoila au même Nizier au sujet des rois des Francs. Car Nizier vit dans une vision de nuit une grande tour, pourvue d’une si haute stature qu’elle paraissait proche du ciel, dotée de nombreuses fenêtres, et le Seigneur debout en son sommet, et les anges de Dieu installés à ses postes d’observation. L’un d’eux tenait en main un grand livre (…) et il cita les noms [de tous les rois] un à un, ceux du temps présent comme ceux qui sont nés depuis et il dit la situation du royaume et la durée de leur vie. Et après le nom de chacun d’eux, tous les autres anges répondaient toujours « Amen ». S’accomplit pour ces rois par la suite ce que le saint [Nizier] prédit par le moyen de ladite révélation [51].

 

La tour panoptique incarne ce dont est capable le regard divin : placé au sommet de la tour, le Seigneur sait tout – mérites et vertus, réussites et échecs, durée des règnes. Or cette connaissance divine, consignée par les anges, est partagée avec Nizier : ainsiles prophéties dont l’évêque est capable ne sont-elles pas le résultat de visions directes – l’évêque n’est pas à la fenêtre – mais de cette connaissance divine qui excède les limites de l’expérience humaine et qui est concédée par grâce. Or dans ces expériences, la fenêtre ne dit pas simplement la possibilité d’un accès ou d’un dévoilement : elle est définie comme ce dispositif visuel qui garantit que les réalités surnaturelles n’ont pas été déformées, qu’elles sont connues en vérité. Si la vision naturelle est le lieu qu’on sait de toutes les illusions, il faut en effet trouver un point de vue qui permette d’éviter ces dernières. Pour le reclus saint Patrocle, ce peut être cette haute colonne sur laquelle un ange l’invite à se percher : il pourra ainsi embrasser le monde entier sous son regard et s’en détacher définitivement [52]. Patrocle n’est pas un stylite, et sa colonne à vrai dire a tout de la tour de saint Benoît : depuis son observatoire, le reclus atteint une vision lucide et, sans s’arrêter aux séductions du monde, discerne la corruption réelle qui y règne.

La connaissance de la vérité est enfin au cœur de ce type de récit hagiographique particulier que sont les Passions. Les Passions reposent sur une structure agonistique qui met aux prises la puissance païenne – sous la forme d’un gouverneur, de l’empereur, des bourreaux, de la majorité, etc. – et la faiblesse du martyr. Dans la lutte à mort qui oppose ces deux camps, le martyr succombe mais la vérité triomphe : le fait même qu’il consente à mourir pour proclamer la validité du christianisme assure la supériorité de la foi chrétienne sur le paganisme antique. La découverte privée de la vérité, suivie de sa confession publique, rythment donc la vie des martyrs – et c’est là que la fenêtre peut intervenir [53]. Les différentes versions de la Passion latine de la martyre Chrétienne ou Christine (BHL 1748-1757), démarquée entre le Ve et le VIe siècle d’une Passion grecque romanesque, racontent avec complaisance la persécution de Christine par son propre père Urbanus, puis par deux autres bourreaux jusqu’à sa mort. La Passion commence quand Urbanus enferme Christine adolescente dans une tour pour éviter la presse des prétendants, et demande à sa fille d’offrir de l’encens à des statues de dieux païens. En secret, Christine brûle l’encens en l’honneur d’un Dieu invisible et unique :

 

Or sainte Christine était établie dans l’amour de Dieu ; elle prenait la résine odorante à offrir sur l’autel des idoles et la plaçait à la fenêtre qui regardait vers l’est et, debout à la fenêtre, scrutait le ciel, regardant les étoiles à l’est et chancelait en son cœur et poussait des soupirs à fendre l’âme et pleurait et n’offrait pas l’encens aux idoles – et ce sept jours durant. (…) [A ses servantes qui lui reprochent de ne pas offrir d’encens aux dieux :] « Je n’offre pas aux idoles souillées et sans âme, aveugles et sourdes qui ne pleurent pas ni n’éprouvent rien. Cela fait aujourd’hui une semaine que j’offre le sacrifice de vérité et l’encens à Dieu qui a fait le ciel et la terre, les étoiles, la mer et tout ce qui naît de la terre. » (…) [Quand son père vient s’assurer qu’elle sacrifie aux dieux] Et sainte Christine ne se rendait pas près des idoles, mais assise à la fenêtre, scrutait le ciel et la puissance de Dieu [54]

 

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[46] M. Kupfer, « The Cosmic vision of saint Benedict. E specula and in speculo », dans Orbis disciplinae. Mélanges Gautier Dalché, éd. N. Bouloux, A. Dan, G. Tolias, Turnhout, 2017, pp. 139-165.
[47] « Cum uero hora iam quietis exigeret, in cuius turris superioribus se uenerabilis Benedictus, in eius quoque inferioribus se Seruandus diaconus conlocauit, quo uidelicet in loco inferiora superioribus peruius continuabat ascensus. Ante eandem uero turrem largius erat habitaculum, in quo utriusque discipuli quiescebant. Cumque uir Domini Benedictus, adhuc quiescentibus fratribus, instans uigiliis, nocturnae orationis tempora praeuenisset, ad fenestram stans et omnipotentem dominum deprecans, subito intempesta noctis hora respiciens, uidit fusam lucem desuper cunctas noctis tenebras exfugasse, tanto que splendore clarescere, ut diem uinceret lux illa, quae inter tenebras radiasset. Mira autem ualde res in hac speculatione secuta est, quia, sicut post ipse narrauit, omnis etiam mundus, uelut sub uno solis radio collectus, ante oculos eius adductus est », Grégoire le Grand, Dialogorum libri IV, II, 35, éd. A. de Vogüé, trad. P. Antin, « Sources chrétiennes 260 », Paris, 2011, § 2-3, pp. 236-238, traduction modifiée.
[48] « Quoniam quo ordine fieri potest, ut mundus omnis ab homine uno uideatur ?” “Fixum tene, Petre, quod loquor, quia animae uidenti creatorem angusta est omnis creatura. Quamlibet etenim parum de luce creatoris aspexerit, breue ei fit omne quod creatum est, quia ipsa luce uisionis intimae mentis laxatur sinus, tantum que expanditur in deo, ut superior existat mundo.” », Grégoire le Grand, Dialogorum libri IV, II, 35, éd. cit. § 6, p. 240.
[49] Fr. Bougard, « L’hostie, le monde, le signe de Dieu », dans Orbis disciplinae, Op. cit., pp. 31-62.
[50] P. Dinzelbacher, « Voli celesti e contemplazione del mondo nella letteratura estatico-visionaria del Medioevo », dans Cieli e terre nei secoli XI-XII. Orizonti, percezioni, rapporti, Milano, 1998, pp. 215-234 ; P. Henriet, « Espace et temps dans les visions cosmiques des saints », dans Hagiographie et prophétie (VIe-XIIIe siècles), sous la direction de Patrick Henriet, Klaus Herbers et Hans-Christian Lehner, Florence, pp. 111-126.
[51] « Sed nec hoc silere putavi, quod eidem de regibus Francorum a Domino sit ostensum. Vidit enim in visu noctis turrem magnam, tanta celsitudine praeditam, ut polo propinqua suspiceretur, habentem fenestras multas, Dominumque stantem super cacumen eius et angelos Dei per speculas illas positos. Unus autem ex his tenebat librum magnum in manu (…) nominavitque omnes viritim, vel qui eo tempore erant vel deinceps nati sunt; dixitque et qualitatem regni et quantitatem vitae eorum. Sed post uniuscuiusque nomen semper Amen ceteri angeli respondebant. Sicque de his in posterum est impletum, sicut sanctus per praefatam revelationem adnuntiavit », Grégoire de Tours, Liber vitae patrum, 17 : Vita s. Nicetii episcopi Treverensis, BHL 6090, éd. cit. § 5, p. 282.
[52] « Le diable souvent change d’apparence pour se manifester comme un ange de lumière et tromper des innocents par cette ruse (…). Alors l’ange du Seigneur apparut à Patrocle en vision : “Si tu veux voir le monde, lui dit-il, voici une colonne : monte dessus pour contempler tout ce qui se fait dans le monde !” La vision avait de fait placé devant lui une colonne étonnamment haute : il y monta, vit les meurtres, les vols, les massacres, les adultères, les débauches et toutes les dépravations qui se font dans le monde » (« Transfigurat enim se saepe diabolus in angelum lucis, ut hac fraude decipiat innocentes (…). Tunc apparuit ei angelus Domini per visum, dicens : “Si vis mundum videre, ecce columna, in qua ascendens, contemplare omnia quae geruntur in eo !”. Erat enim ante eum per ipsam visionem columna mirae celsitudinis collocata, in qua ascendens, vidit homicidia, furta, caedes, adulteria, fornicationes vel omnia prava quae geruntur in mundum »,Grégoire de Tours, Liber vitae patrum, 9 : Vita s. Patrocli eremitae in agro Bituricensi, BHL 6519, éd. cit. p. 254.
[53] La présence de la fenêtre a déjà été bien étudiée dans les Vies françaises de sainte Christine et de sainte Barbe par Valérie Naudet dans « Sainte Barbe et sainte Christine aux fenêtres du martyre », dans Par la fenestre, Op. cit., pp. 319-329.
[54] « Sancta autem Cristina erat in dilectione Dei posita et accipiens storacem ad offerendum in altare idolorum ponebat illum in fenestram quae aspiciebat ad orientem et stans ad fenestram aspiciebat in celum intuens stellas in oriente et nutabat in corde suo et ingemiscebat magnanimiter et flebat et non offerebat incensum idolis per dies septem. (…) “Pollutis idolis et sine anima non offero, cecis et surdis qui non lucuntur nec sensum habent [cf. Ps 115, 5-6]. Ego autem habeo hodie septimanam offerens sacrificium ueritatis et incensum Deo qui fecit caelum et terram [cf. Ps 146, 6], stellas et mare et omnia nascentia terrae”. (…) Et non veniebat sancta Cristina ad idola sed in fenestram incumbens intuebatur ad caelum et ad virtutem Dei », Passio s. Cristinae, BHL 1749, cap. 2-3, éd. C. J. Tuplin dans J. E. Cross et C. J. Tuplin, « An unrecorded variant of the Passio s. Christianae and the Old English Martyrology », Traditio, 36, 1980, pp. 161-236, cit. pp. 188-189. L’autre version est écrite dans un latin qui dépend moins littéralement du grec : « Sancta itaque Christina cum esset Deo dicata turibulum sumpsit et ingesto desuper incenso ut diis offerret posuit in fenestram quae respiciebat ad orientem et residens super fenestram, intente defixa oculos in caelum, gemens atque suspirans flevit fletu magno et per septem diis incensum non obtulit. (…) “Surdis et mutis atque insensibilibus simulacris quae sunt sine animas ostias offeram ? Non ita. Ego enim iam ebdomada dierum mundum et inpollutum sacrificum et incensum uiuo et uero Deo exibeo, qui fecit caelum et terram, mare et omnia quae in eis sunt” (…). Sed sancta Dei virgo Christina erat residens super fenestram illam intendens in caelum », Passio s. Cristinae, BHL 1748, cap. 2-3, Ibidem, p. 174.