La fenêtre dans l’hagiographie latine
(Ve-XIIe siècles)

- Marie-Céline Isaïa
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Fig. 5. H. de Navare, « Dieu le Père,
Ange Gabriel, Vierge Marie », 1481

La célébration eucharistique est souvent abordée dans l’hagiographie du haut Moyen Age à travers ce problème de l’invisible qui se donne à voir : de fait, la liturgie implique une action divine réelle et efficace sur l’autel, alors que les fidèles n’assistent qu’aux gestes du célébrant. Différents miracles eucharistiques affirment donc à cette période, non pas la réalité de la transsubstantiation ou de la présence réelle qui sera la préoccupation du Moyen Age central, mais l’équivalence entre les gestes du prêtre et la célébration du même mystère par Dieu. La première Vie de l’évêque d’Orléans saint Euverte (VIIIe siècle ?) sait par exemple que les doigts de Dieu sortent d’une nuée lumineuse au-dessus de l’autel quand Euverte célèbre – du moins Euverte trouve-t-il trois témoins pour le confirmer [39]. On voit les mains des anges unies à celles de l’évêque Eusèbe de Verceil selon sa Vie carolingienne [40]. L’un et l’autre texte cependant se passe aisément de fenêtres. Si l’on revient en revanche au Liber Vitae patrum de Grégoire de Tours, où figure la biographie de saint Lupicin déjà citée, une fenêtre joue un petit rôle dans la Vie de l’abbé Venance à l’occasion d’un miracle eucharistique de cet ordre :

 

On l’invite à célébrer un dimanche les solennités de la messe : « Mes yeux sont désormais voilés et obscurcis, dit-il aux frères, je ne suis pas capable de déchiffrer le livre. Demandez donc à un autre prêtre de le faire. » C’est donc le prêtre qui parlait, tandis que lui se tenait tout près à ses côtés ; et on en vint à la bénédiction de l’offrande sainte selon les rites catholiques par l’imposition du signe de la croix. Son regard perçut alors comme une échelle qu’on aurait posée à la fenêtre de l’abside et comme un vieillard qui descendait par cette échelle, un homme vénérable revêtu du sacerdoce et qui bénissait, le bras droit étendu, le sacrifice offert à l’autel. Ces faits se déroulaient dans l’église Saint-Martin. Personne ne reçut la grâce de les voir, que lui ; quant à dire pourquoi les autres ne les virent pas, nous l’ignorons [41].

 

Grégoire de Tours ne parle pas ici d’une fenêtre métaphorique, mais encore de l’une de ces ouvertures réelles, connues des auditeurs et de lui-même puisque l’action se déroule à Saint-Martin de Tours. L’anecdote pourtant diffère sensiblement de celle qu’on a lue à propos de Saint-Denis, puisque c’est l’absence de vision physique qui fait l’unité de l’ensemble. Venance souffre de cataracte ou de presbytie au point de ne plus pouvoir lire ; il voit pourtant ce que personne d’autre ne perçoit, soit une réalité invisible bien qu’évoquée à travers des réalités concrètes, soit une échelle et une fenêtre en guise de nuées lumineuses. Cette fenêtre ouvre sur le Ciel ; elle permet que se matérialise la correspondance mystique qui unit la liturgie terrestre à la liturgie céleste. Sans surprise cependant, cette correspondance est davantage signifiée par des voix que par des images [42] – la fenêtre donne accès, mais n’offre pas de spectacle [43].

Dans l’ordre chronologique, cette histoire de Venance sans image (VIe siècle) précède la manifestation visible par la fenêtre de celle d’Hostian (VIIIe siècle), selon une évolution vers le sensible qui culmine avec la première Vie de sainte Wiborade (m. 926) des années 960. Wiborade est une sainte recluse qui vit dans la mouvance du monastère masculin de Saint-Gall, près du Lac de Constance. Sa cellule jouxte une église, et une fenêtre permet à Wiborade de suivre les offices. C’est par cette fenêtre qu’elle voit saint Gall venir en personne célébrer dans son église ; et c’est aussi le moyen auquel Gall recourt pour s’adresser à la sainte :

 

Une nuit, en la veille de la fête de saint Jean-Baptiste, alors que pointaient les premières lueurs du jour, elle vit de ses yeux arriver dans une grande lumière et clarté notre saint et vénérable père Gall, comme en son corps vivant, prêt à célébrer la messe. Vint encore avec lui une foule de personnes vêtues de blanc – ce sont les âmes bienheureuses – si nombreuse qu’elle remplissait l’église sur toute sa largeur. Saint Gall monta donc à l’autel où il célébrait la messe du bienheureux Jean-Baptiste ; quand on eut entonné l’antienne Ne crains pas Zacharie sur une mélodieuse psalmodie, il la chanta jusqu’au bout, et toute l’assemblée des âmes saintes de concert avec lui. Après la messe, il approcha de la fenêtre et dévoila à la vierge sainte des événements à venir, parmi lesquels il lui annonça par avance un événement qui était déjà résolu à la face de la divine majesté et allait survenir : leurs péchés exigeaient que de nombreuses personnes, membres de la familia mais aussi gens d’ailleurs, périssent la même année noyés dans le Lac de Constance, du fait des périls de la navigation. Bien des gens vérifièrent par la suite la fiabilité de la chose [44].

 

La vision de la liturgie céleste ne joue plus désormais sur la question de l’attestation ni de l’authentification. L’hagiographe se soucie fort peu de dénombrer les témoins d’une vision qui n’est jamais mise en doute, et ne semble même pas étonner Wiborade elle-même. Il n’emploie aucune précaution ou « comme si » ; Gall est présent, et Wiborade, non contente d’entendre sa voix singulière, peut le reconnaître à son apparence physique. C’est l’accomplissement de la prophétie qui remplit ici le rôle de signe probatoire, tandis que la vision relève davantage de la grâce. La fenêtre permet la plénitude d’une révélation faite d’images et de musique, et surtout de connaissance de la vérité.

 

Voir la vérité

 

La fenêtre permet parfois de glisser un œil indiscret ; mais elle est aussi la matérialisation d’une séparation. Il n’y a de fenêtre qu’entre ceux qui n’habitent pas sous le même toit, ne se touchent pas. Ce n’est pas seulement parce que le verre laisse passer la lumière sans être percé qu’une fenêtre vient dire la virginité préservée de Marie dans les scènes d’annonciation : même sans vitre, la fenêtre est un dispositif chaste, qui dit la présence à distance (fig. 5). Le récit du martyre de la vierge Justine et de l’évêque d’Antioche Cyprien commence ainsi avec beaucoup de finesse par une rencontre à distance entre la jeune fille et un diacre nommé Praelius ou Praedius. Dans le contexte tardo-antique qu’on a dit, qui se méfie d’une connaissance acquise par les sens, la fenêtre entre les deux jeunes gens ne permet même pas la vue. C’est l’enseignement seul de Prael/dius qui parvient à Justine, et la convertit :

 

En ce temps-là, sous l’empereur Dioclétien, vivait à Antioche une vierge nommée Justine (...). Cette vierge très-sainte entendit un jour le diacre Praelius lire à sa fenêtre les merveilles de Dieu (…). Quand la bienheureuse vierge eut appris du diacre ces choses par la fenêtre tout un jour durant, elle fut enflammée de désir par le feu du Saint Esprit et n’avait de cesse que de voir le diacre face à face – voilà ce qu’elle désirait [45].

 

Dans cette entrée en matière, Justine est catéchisée par la fenêtre, par une annonce de l’évangile entièrement sonore et sans image : elle reçoit ainsi la vérité pleine et entière. Par la fenêtre, Dieu communique une connaissance, connaissance de l’Incarnation pour Justine, de sa vocation pour Aldegonde, de l’avenir pour Wiborade.

 

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[39] Vita s. Evurtii Aurelianensis, BHL 2799, § 14, éd. J. Stiltingh, AASS, Sept. III, Anvers, 1750, pp. 52-58, col. 56DE.
[40] « Il brûla d’une sainteté si grande qu’il célébra souvent les solennités de la messe avec le chœur des anges et que les saints anges étaient visibles, présents avec lui : au moment de la fraction du corps du Christ, on vit souvent les mains des anges jointes aux siennes ; et pareillement au moment d’offrir le corps et le sang du Christ » (« Tanta sanctitate adoleuit ut missarum solemnia cum concentu angelico frequenter perageret, atque interessent cum eo uisiones sanctorum angelorum : nam in fractione corporis Christi sepe manus angelicae cum eius manibus uisae sunt coniunctae ; similiter et in traditione corporis, et sanguinis Christi », Passio vel Vita s. Eusebii Vercellensis, BHL 2748, éd. F. Ughelli, Italia sacra, IV, Venice, 1719, col. 749-761, cit. col. 753D).
[41] « Denique quadam dominica ad missarum celebranda solemnia invitatur, dixitque fratribus : Iam enim oculi mei caligine obteguntur, nec possum libellum aspicere. Presbitero enim haec alteri agenda mandate”. Dicente igitur presbitero, ipse proximus adstetit, ventumque est, ut sanctum munus iuxta morem catholicum, signo crucis superposito, benediceretur. At ille intuitus, vidit quasi ad fenestram absidae scalam positam et quasi descendentem per eam virum senem, clericati honore venerabilem atque oblatum altario sacrificium dextera extensa benedicentem. Haec enim agebantur in basilica sancti Martini, quod nullus videre meruit nisi ipse tantum ; reliqui vero cur non viderint, ignoramus »,Grégoire de Tours, Liber vitae patrum, 16 : Vita s. Venantii Turonensis, BHL 8526, éd. cit. p. 275. La conclusion démarque les Dialogues, où Sulpice Sévère a raconté que seuls cinq témoins choisis au milieu d’une foule de témoins potentiels ont vu saint Martin surmonté d’un globe de feu alors qu’il célébrait à l’autel : « ceteri cur non uiderint, non potest nostri esse iudici » (« quant à dire pourquoi aucun des autres ne le vit, cela excède notre entendement »), Sulpice Sévère, Dialogorum libri duo, II, 2, § 1, éd. C. Halm, Wien, 1866, pp. 152-216, cit. p. 181.
[42] Cette correspondance est un motif majeur de la Vie de Venance : « l’oreille dressée, les yeux longuement tournés vers le ciel », l’abbé se lamente parce que « les solennités de la messe sont en cours au ciel alors que nous n’avons pas commencé à célébrer le saint mystère. Je vous le dis en vérité, j’ai entendu la voix des anges dans les cieux qui proclamaient le Sanctus à la louange du Seigneur », Grégoire de Tours, Liber vitae patrum, 16, éd. cit. § 2, p. 275.
[43] Dans l’autre sens, si l’on ose dire, la fenêtre dit la possibilité du départ vers le Ciel dans la Vie de l’évêque de Clermont saint Bonnet, du début du VIIIe siècle : « Car le saint évêque qui soupirait après les réalités célestes, avant de s’engager sur le chemin bienheureux, demanda qu’on ouvrît la fenêtre de la cellule où il reposait et, tandis que ses yeux laissaient échapper ces gouttes d’eau dont il était coutumier, il entonna le psaume qu’on devait chanter selon le rite à cette heure précise. Et c’est ainsi que, son âme sainte délivrée de sa chair, il pénétra tout joyeux dans le secret du Ciel : il jouit désormais dans les cieux de la compagnie des saints dont il mena la vie sur la terre » (« Nam sacer episcopus ad celestia anelans, antequam beatum carperet iter, fenestram cellulae, in qua quiescebat, reserari praecepit, et solito oculos imbris rore perfundens, psalmum, qui ea hora iuxta morem canendus erat, incipit. Sicque sancta illa anima carne soluta est, celeste letus penitravit archanum; sanctorum, quorum vitam egit in terris, eorum nunc consortio fruitur in celis », Vita s. Boniti ep. Arverni, BHL 1418, cap. 30, éd. B. Krusch, MGH, SRM VI, Hannover/Leipzig, 1913, pp. 119-139, cit. p. 134). En sens inverse, Paschase Radbert imagine au milieu du IXe siècle que l’abbé qu’il a chéri, le défunt Adalhard, le regarde du haut du Ciel à travers des « fenêtres » et des « barreaux » qu’il emprunte au Cantique des cantiques 2, 9 : Paschase Radbert, Vita s. Adalhardi, BHL 58, cap. 6, PL 120, 1507-1556, à la col. 1511A.
[44] « Nocte quadam item, in vigilia s. Joannis Baptistæ, prima incipientis diei aurora, vidit in visu sanctum et venerabilem Patrem nostrum Gallum, quasi viventem in corpore, paratum ad missam, cum magna claritate luminis advenisse. Secum etiam tanta multitudo candidatorum, id est felicium animarum, advenit, ut tota latitudo illius ecclesiæ repleretur. Sanctus itaque Gallus, ad altare accedens, celebrat missam beati Joannis Baptistae et leuata antiphona, Ne timeas Zacharia, dulcisona modulatione, sanctissimo illarum animarum conventu pariter concinente, ad finem usque complevit. Post missam accedens ad fenestram, futura quaedam sanctae uirgini revelauit, in quibus hoc praedixit futurum, et jam decretum ante diuinae maiestatis conspectum, quod peccatis illud exigentibus plurimi in Potamico lacu eodem anno, de familia, sed et de aliis quibusdam, periculosa navigatione essent mergendi; quod postea multorum experimento probavit eventus », Ekkehardt de Saint-Gall, Vita prima s. Wiboradae, BHL 8866, éd. W. Berschin, Vitae Sanctae Wiboradae. Die ältesten Lebensbeschreibungen der heiligen Wiborada. Einleitung, kritische Edition und Übersetzung, Saint-Gall, 1983, pp. 32-107.
[45] « Tempore illo sub imperatore Diocletiano in civitate Antiochia erat quaedam virgo nomine Justina (…). Haec itaque virgo sanctissima quadam die audivit Prelium diaconem super fenestram suam legentem magnalia Dei (…). Cum haec ergo audiret beata virgo per fenestram per singulos dies a diacono, accensa desiderio sancti spiritus inflammatione non cessabat, sed desiderabat facie ad faciem videre diaconem », Conversio sanctae Iustinae virginis et sancti Cypriani episcopi, BHL 2048, éd. E. Martène et U. Durand, Thesaurus novus anecdotorum III, Paris, 1717, col. 1621-1628, cit. col. 1621AB.