Portraits de pays en photolittérature
jeunesse hongroise

- Gyöngyi Pál
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Fig. 2. G. Makai, Szad-El-Ali,1964

Fig. 3. E. Bartos, « Fogaskerekű », 2008

   

Fig. 4. E. Bartos, « Fogaskerekű », 2008

La combinaison des photographies et du texte crée une illusion de réalité mais n’est en fait qu’une parabole idéologique. Ainsi l’histoire de Szad-el-Ali (fig. 2) commence par la description pittoresque d’une vue aérienne où le narrateur commente ce qu’il voit depuis son avion : le parcours du Nil se faufilant entre les dunes. La description est complétée par quelques informations géographiques et historiques en lien avec la rivière, et aboutit au sujet principal : la construction du canal de Suez et la digue d’Assouan. Cet évènement historique porte en fait un discours politique et vise à dénoncer la méchanceté des impérialistes anglais et français qui ont bombardé le pauvre peuple égyptien et valorise l’altruisme du gentil Union Soviétique qui a secouru les Egyptiens et a offert son aide généreuse dans la construction de la digue. Le récit se clôt sur la grandeur de la construction de la digue qui est comparée aux grandes pyramides et qui devrait faire pressentir la construction d’un futur glorieux. Les légendes des photos ne reprennent pas directement les éléments du récit et font fonctionner les clichés en parallèle au récit comme des images de reportages, montrant les pyramides, la construction de la digue et un tracteur moderne sur les terres anciennes d’Egypte. Le nom du photographe n’est pas mentionné ce qui était encore courant à l’époque pour les reportages photographiques. Toutefois, même si les photos n’ont pas été prises par le narrateur relatant le voyage à la première personne du singulier, le lecteur peut faire le lien facilement avec les clichés ajustés au récit car les images et le texte évoquent les mêmes lieux (fig. 2).

L’histoire relatée à la première personne – le prétexte à la parabole – et les images de reportages se juxtaposent et constituent un schéma qui revient dans toutes les histoires consultées de la revue. Le portrait de la ville ou du pays est dressé accessoirement par la description pittoresque, par les lettrines calligraphiées, l’évocation des noms (de personnes ou de lieu) qui assurent une sonorité exotique. Le narrateur si ce n’est pas un enfant pionnier, mais un adulte, est nommé camarade, donc membre du parti communiste ou sympathisant avec l’idéologie communiste. L’identification se joue pour le lecteur par l’appartenance au groupe.

En 1989 la chute du bloc soviétique provoque un nouveau changement radical dans le système de l’édition. Les maisons d’édition gérées par l’Etat sont privatisées et doivent désormais se soumettre aux lois du marché [11]. L’arrivée d’Internet bouleverse également les habitudes de lecture et a un impact négatif sur le domaine de l’édition en état de restructuration. Si plusieurs petites maisons d’édition se sont formées à côté de la maison d’édition Móra qui même privatisée continue d’occuper la majorité du marché, aucune de ces maisons d’édition n’eut comme ligne éditoriale (et c’est le cas pour celles qui sont actives jusqu’à nos jours) d’utiliser la photographie comme moyen d’illustration [12]. Toutefois une tendance se profile dans les ouvrages contemporains : le rôle de l’illustration est de plus en plus important, et la culture remix [13] est de plus en plus visible dans les illustrations destinées à la littérature jeunesse. Des éléments photographiés ou scannés s’ajoutent tout naturellement aux dessins retouchés par Photoshop, jusqu’à rester inséparables et invisibles.

L’œuvre d’Erika Bartos évolue dans ce sens. Née en 1974, l’autrice, architecte de formation, commence à écrire des histoires à la naissance de ses enfants. Elle est à la fois l’écrivaine et l’illustratrice de ses propres histoires. Sa première série prend comme titre le nom de ses enfants Anna, Peti, Gergő [14] [Anne, Peter et Georges], et comprend de courtes histoires autobiographiques relatant les événements de tous les jours qui ponctuent la vie des enfants en maternelle, puis en primaire. 11 livres paraissent dans la série entre 2006-2009. La querelle des enfants, les conflits avec les parents, la naissance des petits frères, les fêtes (Noël, Pâques) ou encore les voyages en famille sont relatés dans des histoires de quelques pages. Les dessins qui occupent les deux tiers de chaque page sont très schématiques (fig. 3).

Les personnages sont représentés par quelques traits, presque enfantins, les formes sont coloriées par photoshop avec le remplissage des formes par les couleurs de base. Le texte qui accompagne les dessins est également court, quelques lignes par page, avec un vocabulaire simple. Le narrateur est la mère des enfants, les conversations sont transcrites par les paroles rapportées. A la fin de chaque épisode se trouve un portrait de famille, une photo amateure que le papa cloue au mur au fil du livre et le recueil devient ainsi une chronique familiale photo-illustrée (fig. 4).

Cette série est intéressante parce que la réédition de la série fut interdite par les enfants de Bartos, qui jugeaient que ces ouvrages exposaient trop leur sphère intime à cause de la présence des photographies, mais les clichés insérée dans Anna, Peti, Gergő ont aussi reçu beaucoup de critique dans la presse [15]. La série a réussi à diviser le public, certains l’adorant d’autres la jugeant à la fois trop simpliste (l’histoire comme le dessin) et la famille trop idéale (la mère sachant toujours rester calme et résoudre très bien les conflits). Il semblerait en tous cas que la présence des photographies ait entraîné un processus d’identification pour une partie du public. Si le comportement idéal des parents gêne les lecteurs adultes, c’est parce que l’histoire (grâce à la photo) se positionne comme une histoire vraie, et non pas comme une histoire inventée. La croyance en la véracité des évènements racontés ne fut même pas dérangée par les quelques photos modifiées par Photoshop (par exemple, le dessin sur le mur), ou par celles où les images n’adhèrent pas réellement au récit (par exemple, l’histoire des pâtisseries au pavot où l’image ne montre pas des gâteaux au pavot comme le texte le suggère). Cela montre que la croyance en la véracité de la photographie n’a pas cessé malgré l’avènement de l’ère numérique et le tournant post-photographique annoncé par W. J. Mitchell en 1992 dans l’ouvrage The Reconfigured Eye, Visual Truth in Post-photograpic Era [16] et promus par Joan Fontcuberta [17] en 2011. Le caractère indiciel d’une photographie varie selon l’usage d’après Jean-Marie Schaeffer [18] et le contexte peut déjouer sa réception et son interprétation. Dans le cas de Anna, Peti, Gergő les photos qui coïncident avec la narration et la vraisemblance des histoires masquent les retouches d’image peu visibles.

 

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[11] György Kókay, A könyvkereskedelem Magyarországon [Le Secteur du livre en Hongrie], Op. cit., p. 90.
[12] Malgré le fait, que l’édition des livres pour la jeunesse représente un tiers des livres publiés selon l’analyse de l’Association des éditeurs et diffuseurs de livres (en ligne. Consulté le 26 juillet 2022).
[13] Lawrence Lessig, Remix, London, Penguin Books, 2009.
[14] Erika Bartos, Anna, Peti, Gergő [Anne, Peter et Georges], Budapest, Alexandra Kiadó, 2006-2009.
[15] Anonyme, Mi a baja a szülőknek az ország legnépszerűbb gyerekkönyvszerzőjével? [Qu’est-ce que les parents reprochent à l’auteur la plus populaire de la littérature jeunesse?] (en ligne. Consulté le 26 juillet 2022). L’article paru dans la revue en ligne Origo regroupe les réponses données à une enquête sur les œuvres d’Erika Bartos.
[16] William J. Mitchell, The Reconfigured Eye, Visual Truth in Post-photographic Era, Cambridge / Londres, MIT Press, 1992.
[17] Joan Fontcuberta, « Por un manifesto Postfotográfico », La Vanguardia, 11 mai 2011 (en ligne. Consulté le 26 juillet 2022).
[18] Jean-Marie Schaeffer, L’Image précaire, Paris, Seuil, 1987.