« This is the World » L’œuvre de
Miroslav Šašek et la construction
d’un capital géographique

- Christophe Meunier
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Fig. 9. Carte des pays et des villes représentées dans
la collection

Les rues sont souvent accompagnées sur la même double-page par les transports en commun qui représentent 10 dessins en moyenne (13% des illustrations). On y trouve des bateaux, des bus, des métros, des trains et des gares, des taxis, des calèches et le célèbre cable-car de San Francisco. Les éléments indicateurs (panneaux, bouches) sont également représentés comme des spécificités identificatoires.

Enfin, des activités originales sont décrites (7 dessins en moyenne, 9% des illustrations). Les vendeurs ambulants de pastèques en Italie, de journaux à New-York, les dessinateurs de rue à Paris... Les cafés, les pubs, les bars permettent souvent à l’auteur d’évoquer l’alimentation et la nourriture traditionnelle.

Si l’on dresse maintenant la carte (fig. 9) des pays et villes couverts par la série des « This is... », on constate comme pour les lieux de vie de Šašek, qu’ils évitent soigneusement le bloc communiste. Aucun album, par exemple, sur Prague la ville de son enfance. Aucun album non plus sur les pays ou villes d’Afrique ou d’Amérique du Sud. Šašek semble ébloui par le progrès, le développement des pays industrialisés de l’Ouest, dans une époque marquée par la Guerre Froide.

 

Vers une définition de « l’album-géographe »

 

Début janvier 1961, Miroslav Šašek reçoit une lettre, datée du 26 décembre 1960, publiée dans le livre de Pavel Ryska This is M. Sasek , qui dit ceci :

 

Cher Monsieur Šašek, J’ai aimé vos livres sur Rome, New York, Londres et Paris. Mais, Monsieur Šašek, pourriez-vous, s’il vous plaît, écrire This is Tokyo ? Joey Keller, 9 Tain Drive, Great Neck, New York [15].

 

L’enfant, nous dit-on, a 6 ans. Que nous dit cette lettre, en définitive ? Et bien qu’avec les quatre premiers volumes de la série, Šašek a su créer une demande, une soif de découverte chez ce jeune lecteur qui, visiblement, se demande à quoi ressemble Tokyo, qui souhaite découvrir le monde, car après l’Europe, il souhaite savoir comment on vit en Asie. Cet enfant de 6 ans semble avoir compris l’échelle à laquelle travaille Šašek. Il ne lui demande pas un livre sur le Japon mais sur Tokyo.

Dans une autre lettre, une jeune fille de 6 ans et demi complimente l’auteur sur This is New York et lui dit : « Je pense que c’était très intéressant. Je suis en CP et je passerai en CE1 dans quelques jours et je pense que c’est un bon livre pour moi pour apprendre des choses sur New York » [16]. La petite fille, qui se prénomme Cindy, reconnait avoir appris des choses en lisant ce livre. Les ouvrages de cette série auraient donc participé à la construction d’un capital culturel spatial chez ces enfants-lecteurs. Le géographe Laurent Cailly définit le capital spatial comme « un ensemble de valeurs (spatiales) accumulées et mobilisées en vue de produire d’autres valeurs » [17]. Que peuvent-ils avoir capitalisé ? Des noms de lieux, de monuments, d’aliments, du vocabulaire spécifique. Mais ils ont aussi compris ce qui faisait la ville qu’ils ont découverte, c’est-à-dire cette concentration historique et sociale d’individus qui vivent ensemble dans une même aire et qui l’ont progressivement façonnée aux rythmes réguliers ou ponctuels de leurs multiples pratiques. Ils ont vu co-habiter sur la même double-page des individus aux cultures parfois différentes,  et qui occupent la même aire urbaine. Il conviendrait donc d’ajouter aux valeurs spatiales envisagées par Cailly des compétences spatiales telles que je viens de les énoncer.

Ainsi donc, le capital culturel spatial de ces jeunes lecteurs se compose : d’images de ces villes, de pratiques spatiales, d’images d’architecture, d’histoires au pluriel, de conseils de spatialité : par exemple, « Si vous visitez Venise au plus fort de l’été, voici le moyen d’étancher votre soif » [18] ; ou encore « Dans les allées de marronniers qui bordent les Champs-Elysées, vous découvrirez un guignol, des voitures à chèvres et vous pourrez faire une promenade à dos d’âne » [19]… Ce capital spatial aide l’être humain à se placer dans l’espace, à « habiter », condition existentielle et géographique pour Olivier Lazzarotti [20].

Sur le plan géographique, justement, cette place à trouver et à prendre est à la fois positionnelle et relationnelle. Positionnelle, elle allie, au cours de la vie, mobilités et stabilités. Elle répond aux questions «  où ? », « d’où ? » et « vers où ? ». Relationnelle, elle éprouve les rapports interpersonnels et les rapports à l’espace. Elle répond aux questions « qui ? », « avec qui ? », « comment ? ». Les albums que nous étudions à cet instant, ceux de la série « This is the World » de Miroslav Šašek, répondent à ces questions. Ils nous montrent des individus, avec leur culture, leurs traditions, leur histoire, qui partagent une même aire, qui y ont leurs habitudes, qui ont construit, aménagé, qui ont développé des moyens de se déplacer dans cette aire et au-delà, structurant peu à peu leur milieu de vie.

En cela, les albums de Šašek font « acte de géographe ». A l’instar de « l’acte de langage » étudiée par John L. Austin [21] : ils informent et invitent à l’action. Le récit iconotextuel, comme nous avons pu le voir, délivre des informations spatiales (ou géographiques) et peut modifier le regard du lecteur sur l’espace et la spatialité, sur son propre rapport à l’espace et sa connaissance des espaces.

En 1992, le géographe Marc Brosseau soutenait une thèse au sujet assez novateur : Des romans-géographe, le roman et la connaissance géographique des lieux [22]. Le sujet était de mener une étude dialogique et spatiale de quelques romans de Süskind, Tournier et Gracq, en partant du principe que ces romans constituaient des sources d’informations sur les espaces vécus par l’homme. A aucun moment l’expression « roman-géographe » n’était vraiment définie et ses contours restaient flous. Mais, quelques années plus tard, Marc Brosseau a affiné son analyse du « roman-géographe » en en faisant des « discours qui génère une représentation du monde ». Il écrit à propos des travaux en géographie culturelles de ces vingt dernières années :

 

La littérature n’y est plus conçue comme le reflet mimétique d’une réalité géographique préexistante, d’une expérience subjective des lieux ou des conditions sociales à l’intérieur desquelles elle est produite. Elle est plutôt envisagée comme un discours qui génère une représentation du monde qui a le potentiel de déstabiliser et nos façons de le concevoir et de l’écrire, et donc de comprendre les rapports complexes entre modes de représentation, connaissance et réalité [23].

 

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[15] Martin Salisbury, Olga Černá, Pavel Ryska, This is M. Sasek, The Extraordinary Life and Travels of the Beloved Children’s Book Illustrator, Op. cit., p. 1.
[16] Ibid., p. 99.
[17] Laurent Cailly, « Capital spatial, stratégies résidentielles et processus d’individualisation », Annales de Géographie, 2007/2, n° 654, p.169 (en ligne. Consulté le 27 juillet 2022).
[18] Miroslav Šašek, This is… Venice, New York, Simon & Schuster, 1961 (?)
[19] Miroslav Šašek, This is… Paris, New York, Simon & Schuster, 1959.
[20] Olivier Lazzarotti, Habiter, la condition géographie, Paris, Belin, 2006.
[21] John L. Austin, Quand dire c’est faire, Paris, Seuil, 1970.
[22] Marc Brosseau, Des Romans-géographes, Paris, L’Harmattan, 1996.
[23] Marc Brosseau, « Acquis et ouvertures de la géographie littéraire », dans Lionel Dupuy et Jean-Yves Puyo (dir.), De l’imaginaire géographique aux géographies de l’imaginaire, Pau, PUPPA, 2015.