De Finis Terræ au Tempestaire : la cinéstase
et le sacré dans l’œuvre de Jean Epstein

- Chiara Tognolotti et Laura Vichi
_______________________________

pages 1 2 3 4 5

Fig. 22. J. Epstein, Le Tempestaire, 1947

Fig. 23. J. Epstein, Le Tempestaire, 1947

Fig. 24. J. Epstein, Le Tempestaire, 1947

Fig. 25. J. Epstein, Le Tempestaire, 1947

Fig. 26. J. Epstein, Le Tempestaire, 1947

Dans la séquence qui précède la fin du film, le vieux magicien regarde dans sa boule de glace, où il peut voir les vagues et les vents de la mer en tempête, et souffle dessus, en arrivant ainsi à calmer les eaux. On voit les nuages courir sur l’écran en accéléré puis, au ralenti, on observe la mer se calmer, les vagues se retirant et se détendant au fur et à mesure que le tempestaire souffle sur sa boule, un montage par coupes juxtapose au visage du vieux magicien le gros plan de la jeune fille qui craint la disparition de son fiancé, et des gros plans des lumières du phare, en opposant ainsi la foi que la femme a dans le savoir magique de l’homme à une technologie tout à fait impuissante (figs. 22 à 26). L’effet de cinéstase est fort : on est face au dénouement de l’histoire (la mer se calme, le marin fera bientôt retour auprès de sa fiancée) et en même temps le ralenti qui nous montre le mouvement des vagues et des nuages retrouve derrière le récit et au-delà de lui une signification supplémentaire, à savoir la capacité du film à cueillir et à révéler la nature sacrée de l’univers. Avec la figure du sorcier, un monde souterrain surgit à l’écran, convoquant un effet de cinéstase, car il s’agit d’un univers qui naît du récit et finit par s’en détacher. Les images deviennent symboles d’une dimension qui va au-delà des apparences en revitalisant le temps primordial du mythe, radicalement différent du quotidien en tant qu’au dehors du progrès linéaire de l’histoire.

A côté des images, le son, avec la technique du ralenti sonore. Dans ses réflexions des années 1940, Jean Epstein explore ce qu’il appelle la « phonogénie », qui fait pendant à la photogénie et qui suggère la possibilité d’un écran sonore capable d’évoquer un monde inconnu et prêt à se manifester en bouleversant la perception usuelle. Le cinéaste introduit l’idée d’un contre-point entre les mots et l’image, qui sache éviter le pléonasme de la répétition et puisse créer une complexité de significations plus riches, en cueillant le « langage inarticulé des choses » [47]. Le gros plan du son le plus intéressant, continue Epstein, s’obtient « par un étirement, un ralentissement des vibrations étendues dans une durée plus longue » [48].

On est face ici à une cinéstase en quelque sorte littérale : c’est le son au ralenti qui étend la durée de la perception, donc l’assouplit, en laissant apparaître un univers jusqu’alors inconnu. Du « jamais encore entendu », comme l’écrit Epstein, qui continue ainsi : « Le ralenti augmente donc le pouvoir de séparation, naturellement limité, des organes de vision et d’audition : il permet l’étalement des phénomènes dans la durée ; il constitue une sorte de microscope du temps » [49] à travers lequel on obtient :

 

La création de sonorités dont l’insolite peut renouveler et renforcer une atmosphère émouvante. (…) Introduite dans un monde de sonorités inconnues, (…) l’ouïe fait éprouver un vertige et une angoisse (…). Ces bruits comme ces paysages, jusqu’aujourd’hui étrangers à l’homme, paraissent lourds d’insécurité, chargés d’on ne sait quelle attente, quelle menace [50].

 

C’est précisément ce qui se passe dans Le Tempestaire lors des séquences dédiées au paysage de la mer. Quand, au début du film, la mer est calme, les vagues se meuvent à l’unisson avec les mains d’une vieille dame qui coud, insinuant dans ce geste au rythme lent et constant unz sensation subtile de menace dicté par des sons aigus et vibrants. Puis, pendant la tempête, les vagues qui battent sur les rochers et le vent qui les soulève acquièrent des tonalités plus basses et graves, convoquant un sentiment d’angoisse croissant et insistant qui se mêle à la voix de la jeune fille qui murmure une chanson traditionnelle. On écoute l’histoire du film et en même temps on va au-delà du récit qui s’ouvre sur une dimension inouïe.

La stase sonore et de l’image provoquent alors, à en croire Epstein, un effet de signification accrue qui révèle des espaces mystérieux : encore une fois les figures du film deviennent des symboles, indices d’un monde inédit que seul le cinéma permet de révéler. Tout cela fait du Tempestaire une œuvre protéiforme à défeuiller pour en cueillir toutes les significations symboliques.

Pour conclure : on observera que Le Tempestaire nous confronte à une cinéstase des surfaces visuelles et sonores où la texture même de l’écran se reflète dans l’eau de la mer et dans le cristal de la boule, se démultipliant dans le son au ralenti tout comme dans le paysage figural de Finis Terræ. La cinéstase peut alors devenir partie intégrale d’une lecture de la théorie epsteinienne du cinéma parce qu’elle met en lumière la nature foncièrement symbolique du film, laquelle fait irruption dans les images d’un réel qui s’avère une surface à la fois transparente et opaque car elle nous fait voir les choses et l’envers des choses, leur apparence et la signification cachée qu’elles possèdent. En ce sens la cinéstase peut être lue comme synonyme de photogénie puisque toutes les deux expriment la tension herméneutique du film qui reste, pour Epstein, sa qualité fondamentale et essentielle.

Dans un essai de quelques années postérieur à Le Tempestaire, le réalisateur écrira :

 

Huit fois ralentie, étalée dans la durée, une vague développe aussi une atmosphère d’envoûtement. La mer change de forme et de substance. Entre l’eau et la glace, entre le liquide et le solide, il se crée une matière nouvelle, un océan de mouvements visqueux, un univers embourbé en lui-même [51].

 

Ainsi, dans l’élaboration définitive de la pensée epsteinienne sur le cinéma (l’essai, posthume, date de 1955) la vague, image de la matière modelée par le temps, finit par révéler la vraie nature de l’univers. On est face au passage de la fonction cognitive et figurale de la description qu’on retrouve dans Finis Terræ, où l’image à la fois représente et révèle, à la fonction herméneutique par laquelle la notion même de connaissance est modifiée, ouvrant à une modalité inédite de la pensée. Dans cette perspective les images de l’eau acquièrent une valeur iconique : la fluidité, rendue plus puissante grâce à l’effet de la cinéstase qui relie le récit à la réflexion théorique sur le cinéma, représente la manifestation la plus évidente de la potentialité cognitive de l’image filmique, naissant de son pouvoir de mise à nu du réel qui arrive à en redéfinir radicalement l’idée même [52]. Ainsi, dans Le Cinématographe dans l’archipel, écrit pendant la réalisation de Finis Terræ, Epstein arrive à donner au cinéma une véritable puissance démiurgique :

 

Est-il croyable que le cinématographe reconstruisant à sa manière le mouvement des machines, et la course des projectiles et le vol des oiseaux et la vie des fleurs et des larves, reproduise seul intacte l’image de l’homme ? (…) Or il n’y a aucune apparence nulle part sans raison essentielle. Une apparence nouvelle suppose une essence nouvelle, la rend nécessaire. Ainsi le cinématographe crée un nouvel aspect de l’âme [53].

 

>sommaire
retour<

[47] Jean Epstein, « Le contrepoint du son », Ecrits sur le cinéma, vol. II, Paris, Seghers, 1975, p. 106.
[48] Ibid.
[49] Jean Epstein, « Le gros plan du son », Ecrits sur le cinéma, vol. II, Op. cit., p. 112.
[50] Ibid.
[51] Jean Epstein, Esprit de cinéma, dans Ecrits sur le cinéma, vol. II, Op. cit., p. 45.
[52] Nous avons essayé d’esquisser une cartographie de la théorie et de la pratique du cinéma d’Epstein à partir de la relation du cinéma au réel dans Chiara Tognolotti et Laura Vichi, De la photogénie du réel à la théorie d’un cinéma au-delà du réel : l’archipel Jean Epstein, Turin, Kaplan, 2020.
[53] Jean Epstein, « Le cinématographe dans l’archipel », Ecrits sur le cinéma, vol. I, Op. cit., p. 200. Nous soulignons.