De Finis Terræ au Tempestaire : la cinéstase
et le sacré dans l’œuvre de Jean Epstein [1]
- Chiara Tognolotti et Laura Vichi
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Fig. 1. J. Epstein, Finis Terræ, 1929
Fig. 2. J. Epstein, Finis Terræ, 1929
Finis Terræ par le prisme de la cinéstase
Comme on le sait, dans la filmographie de Jean Epstein, Finis Terræ représente une esthétique nouvelle, anticipée par écrit dans Bonjour cinéma et orientée vers une dramaturgie de l’authenticité : « Il n’y aura plus d’acteurs, mais des hommes scrupuleusement vivants. (…) Jouer n’est pas vivre. (…). A l’écran tout le monde est nu, d’une nudité nouvelle » [2]. Evidemment le traitement des paysages et la direction d’acteurs non professionnels se trouvent au centre de cette vision du cinéma, augurant un potentiel anthropologiquement révélateur qui permet de percer le « mystère » de toute une civilisation :
Il y a pourtant un mystère dans cet Extrême-Occident. Par quel ordre un millier d’hommes vit-il (…) sur un îlot (…) sans eau sinon de pluie, sans culture (…) ? (…) ce n’était pas qu’il n’y eut rien à voir. Méfiant, j’emportais au second voyage les sept yeux d’un appareil. (…) Aucun décor, aucun costume n’auront l’allure, le pli de la vérité. Aucun faux-professionnel n’aura les admirables gestes techniques du gabier ou du pêcheur [3].
D’après un examen des revues de l’époque, nous avons pu constater que les années 1920 voient se développer un débat autour du cinéma documentaire [4], contexte dont Epstein tire certaines idées – celle de l’authenticité notamment – qui lui permettent de dépasser la vision de la plupart de ses contemporains et de proposer une conception métaphysique du réel [5].
En effet, si Finis Terræ est constitué surtout de plans courts mis en relation selon un montage procédant par coupes franches, ce qui l’éloignerait potentiellement du caractère distendu favorable à la cinéstase [6], on s’aperçoit très vite que plusieurs formes de celle-ci se déclinent dans ce film et qu’elles finissent même par investir sa globalité. Plus précisément, la cinéstase correspondrait aux modes de la mise en avant du paysage, autant par rapport au récit que relativement à la dimension purement documentaire.
Il serait en effet réducteur de ramener l’importance de l’environnement uniquement à la prééminence de la dimension documentaire – via le paysage – sur la narration. D’ailleurs, à en croire Epstein, à l’origine de celle-ci il y aurait un fait divers transmis par le biais de la tradition orale, ce qui ne certifie pas la source ni l’exactitude des faits. Très souvent pour Epstein l’histoire n’est qu’un prétexte pour développer ou élaborer son idée du cinéma, une idée qui évolue au fil du temps mais dont les principes élémentaires ne varient pas [7]. Dans cette perspective, on peut affirmer que ce que le film semble nous raconter sous la forme d’une fine trame est moins le fait divers que l’histoire de la relation entre les deux jeunes hommes, émergeant en grande partie du traitement des images, grâce auquel par ailleurs revient en force et s’impose la présence du paysage (par exemple au moyen de plans larges où la figure humaine se confond et en apparaît englobée). Il nous semble que des formes de cinéstase sont détectables autour de cette relation entre les deux garçons : au début les jeunes n’ont pas d’identité, on connaît leurs prénoms plus tard dans le film et on ne voit pas tout de suite leurs visages. Puis, au fil du film, et grâce à des solutions cinématographiques, la relation se développe et une dimension symbolique se manifeste. Ainsi, dès le début, des plans excèdent la narration : la bouteille qui se casse au ralenti, le vin absorbé par le sable, trois fois la bouteille cassée, le gros plan du pouce, le coup de sabot. Si ces plans étirent le temps grâce au ralenti – fût-ce brièvement –, ils amorcent également en dépassant la diégèse par l’ouverture d’une dimension « autre », un renvoi à l’idée de sacré, qu’Epstein abordera sur le plan théorique une vingtaine d’années plus tard. Cette idée apparaît évidente dans les éléments du vin et du sang, suivis plus loin par celui du pain rompu, mais elle semble moins claire au niveau dramaturgique et formel : elle a probablement à voir avec une mise en avant du corps, présente depuis le début dans les écrits comme dans les films d’Epstein [8], mais elle a peut-être aussi la fonction de nous projeter dans une dimension mythique et atemporelle. Une résonance s’établirait alors entre le vin et le pouce blessé d’Ambroise qu’on voit à plusieurs reprises dans le film et aussi tout son corps qui devient malade, au péril de la mort. L’image du liquide (vin/sang) absorbé par la terre (fig. 1) débouche également sur une vision cyclique de l’univers, ce qui permet de détecter un lien avec la recherche menée par le cinéaste dans La Chute de la maison Usher (1928) [9].
Avec la bouteille cassée (qu’on voit plusieurs fois couplée avec deux marguerites dans des plans de plus en plus rapprochés [10]), la relation entre les deux jeunes hommes se casse aussi, d’autant plus que Jean-Marie croit qu’Ambroise lui a volé son couteau. Sur cette cassure, Epstein insiste au moyen du ralenti (le coup de sabot qui fait sauter en l’air les morceaux de la bouteille). Figurativement, le film est ponctué de cassures et de ruptures, celles de la bouteille (fig. 2), du pain (fig. 3), ou encore la coupure du pouce (fig. 4), qui se répètent jusqu’à la rencontre avec le docteur au milieu de la mer, lequel fonctionne en tant que figure du rapprochement s’opposant à ces différentes fractures.
[1] Ce texte a été élaboré dans son intégralité par les deux autrices d’une manière commune. Pour des raisons pratiques, Laura Vichi a écrit le point 1, Chiara Tognolotti le 2.
[2] Jean Epstein, Bonjour cinéma, Paris, La Sirène, « Des tracts », 1921, p. 112.
[3] Jean Epstein, « Les approches de la vérité », Ecrits sur le cinéma, Paris, Seghers, 1974, vol. 1, pp. 192-193. Voir aussi Chiara Tognolotti, « Accostarsi alla verità. Finis Terræ di Epstein », Fata Morgana, n° 19, 2013, pp. 219-223.
[4] Laura Vichi, « Le documentaire, libérateur du cinéma et source de photogénie », Studies in French Cinema, 3, 2014, pp. 232-247.
[5] Laura Vichi, « Filmer le réel, élaborer une théorie », dans Jean Epstein. Actualité et postérités, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Spectaculaire-Cinéma », 2016, pp. 87-100.
[6] Philippe Ragel, Le Film en suspens. La cinéstase, un essai de définition, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Spectaculaire-Cinéma », 2015.
[7] « Le cinéma est vrai : une histoire est mensonge. (…) Il n’y a pas d’histoires. Il n’y a jamais eu d’histoires. Il n’y a que des situations, sans queue ni tête (…) on peut les regarder dans tous les sens (…) sans limites de passé ou d’avenir » (Jean Epstein, Bonjour cinéma, Op. cit., pp. 31-32).
[8] Voir Christophe Wall-Romana, Jean Epstein. Corporeal Cinema and Film Philosophy, Manchester-NewYork, Manchester University Press, 2013.
[9] Laura Vichi, Jean Epstein, Milano, Il Castoro, 2003, pp. 113-122. Voir aussi Chiara Tognolotti, La Chute de la maison Usher (Jean Epstein, 1928). Fotogenie, superfici, metamorfosi, Milano-Udine, Mimesis, 2020.
[10] Les deux fleurs pourraient symboliser les deux jeunes gens (voir Christophe Wall-Romana, Jean Epstein, Op. cit., p. 116).