Terrence Malick et l’esthétique
de la digression

- Vincent Souladié
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Pour suspensifs qu’ils puissent paraître par rapport au régime narratif, ces gros plans engendrent l’expression dynamique d’un mouvement, dans le plan et entre les plans, par déplacement de la caméra, variations de la focale et correspondances visuelles, établissant une coexistence du proche et du lointain, du présent et de l’avenir, en une matière filmique livrée à la plasticité des enchaînements. Ce qu’induit la focalisation du montage sur ces gros plans a priori arbitraires et sur leurs relations, c’est donc moins une césure passagère du régime narratif qu’une modulation plastique de l’espace et du temps filmique, et l’affirmation qu’en toute image de cinéma en décantent d’autres qui déjà la transforment.

Procédant à de telles digressions sur les secrets du monde naturel qui ne s’arrête jamais de croître en fond de l’activité humaine, Malick imagine avec cette séquence de Badlands les prémices de la fameuse séquence cosmogonique de The Tree Of Life (2012) qui en reprendra le principe à une échelle immensurable. Le récit familial semi-autobiographique s’interrompt longuement pour donner place à une parenthèse expérimentale faisant retour aux origines de l’univers, 4,5 millions d’années avant toute présence humaine. En cela, The Tree Of Life corrobore incidemment les intuitions d’Elie Faure s’extasiant sur un art capable de rendre compte du « profond univers de l’infini microscopique, et peut-être demain de l’infini télescopique, la danse inouïe des atomes et des étoiles, les ténèbres sous-marines qui commencent à s’éclairer » [10]. Plus encore, Malick se détache de l’imaginaire astronomique pour plonger dans une matière par essence étrangère à toute vision humaine. De la constitution des astres à l’apparition de la vie sur Terre, de l’infiniment grand à l’infiniment petit, devant les étincelles astrales, les tourbillons galactiques ou les fusions cellulaires, la morphogénèse des images consiste en une émersion nucléaire des formes, sujettes à l’indistinction des échelles et des durées. Dans ces flux d’images monstrueuses, « trouées chromatiques échappées du néant, mixtion et colature des fluides, écrans atmosphériques et matériologiques, distorsion des volumes » [11], nous pouvons encore reconnaître l’expression du mouvement plastique permanent qu’Elie Faure attachait aux images cinématographiques, qui seules étaient permises de rendre compte avec acuité de ce qu’il décrivait comme

 

le vrai visage de ce monde, qui est un devenir infatigable et complexe. Voici que nous allons pouvoir saisir dans sa réalité enchevêtrée, évoluant et mouvante, d’un seul regard capable d’en transmettre à l’esprit, par une intuition synthétique rapide comme la lumière, les déterminations immémoriales, les éternelles destinées, les modulations universelles qui vont mourir dans l’infini [12].

 

Le récit et la représentation pour arrêter le monde

 

Mais dans ce cas, l’activité figurale qui stimule l’expressivité des images est-elle conditionnée par la mise à l’écart des figures humaines ? Revenons à La Balade Sauvage. Dans la deuxième partie de la séquence que nous avons décrite, Kit bâtit sa cabane dans les arbres. Les plans précédents sur la nature sauvage en avaient révélé le mouvement intérieur et continu à une échelle infrahumaine. L’action physique qui suit consiste à enfoncer, attacher, tailler et disposer entre eux des rondins de bois. Le mouvement est cette fois-ci assujetti à l’effort manuel et à la logique raisonnée avec laquelle Kit manipule et s’approprie en architecte les matériaux et l’espace. A distance dans le montage, un parallèle peut s’établir entre le panoramique glissant horizontalement le long d’un jeune branchage et le mouvement de caméra identique remontant le long d’un tronc abattu dont Kit arrache avec virulence l’écorce. Entre les deux plans s’établit une conjugaison temporelle révélant le devenir utilitariste auquel Kit destine les éléments naturels qu’il croit à sa libre disposition. Pourtant, le primat de l’homme sur la nature n’est pas de droit, en conséquence de quoi tout effort de mise en ordre, de discipline, de contrôle, n’est que vanité vouée à la disparition. Le Nouveau Monde en fournira plus tard un autre exemple à travers le fort bâtit au cœur de la jungle par les colons, rapidement affecté par la souillure et le dépérissement. Ces tanières avec lesquelles l’homme veut établir sa place dans le monde ne sont que des friches en puissance.

Les derniers plans de la séquence interrogent alors sur la disjonction entre le mouvement de l’action et celui du monde naturel. Kit regarde vers le haut la cabane qu’il vient de camoufler dans les arbres. Un plan en contre-plongée, dont rien n’indique s’il réfère ou non à sa vue subjective, descend depuis la cime en suivant la verticale d’un tronc. Le même mouvement conclut enfin la séquence en croisant le tableau Daybreak de Maxfield Parrish jusqu’à arriver sur Kit endormi. En un mouvement autotélique, ces trois plans sont bouclés entre le regard de Kit et le rêve de celui-ci. De même que la première partie de la séquence produisait une composition mobile et homogène à partir de détails hétéroclites, on pourrait s’attendre à ce que le tableau joue ici une fonction centrale de plan de concentration plastique, dans lequel se trouverait réunis l’ensemble des éléments avec lesquels Kit a conçu son univers spatial. Au contraire, les motifs ou les couleurs qui composent l’œuvre picturale de Parrish ne se retrouvent ni dans le plan final où le tableau vient s’inscrire ni dans les plans mitoyens. Seul le corps endormi de Kit, en lieu et place de la dormeuse du peintre, donc pas même Holly qui est physiquement absente de cette séquence, en figure le rappel. Le tableau ne dépasse donc pas son statut de stricte représentation, « rien ne saute hors du cadre » [13] pour entrer en relation avec l’espace de la cabane : cette image fixe figure comme dans un espace en négatif une projection mentale de l’imaginaire inaccessible de Kit [14]. L’agitation du protagoniste masculin, tout à son récit personnel de robinsonnade, ne vise en fait qu’à la sédentarisation dans l’immuabilité d’un espace fantasmé à laquelle la nature oppose son indifférente et incessante transformation. Finalement, du fondu enchaîné au tableau, Kit n’exprime pas d’autre désir figuratif que de se fondre dans la nature, ce qui pour lui ne veut pas dire se couler dans son mouvement intemporel mais se fixer à l’intérieur des représentations artificielles qu’elle a inspirées, un rêve dont le mouvement de caméra final le détache irrémédiablement.

La propension malickienne à capter l’instantané place donc ses films sous l’impulsion d’une série de tensions complémentaires : tension entre la motivation optique de la caméra et la curiosité du regard qu’elle pourvoie, tension entre l’élan du récit et les mystères du monde visible qui l’accueille dans son épaisseur, tension entre l’utilitarisme logique du montage et la poésie de la digression. Pour Elie Faure, la puissance imageante du cinéma l’emporte sur l’orientation narrative, une perspective vers laquelle tend le cinéma de Terrence Malick sans y céder complètement étant donné qu’abstraction et narration se reconfigurent l’une et l’autre dans un même processus dynamique de transformation. Toute l’œuvre malickienne ne se résume pas en effet à l’opacité d’enchaînements a priori aléatoires mais pose donc comme préalable la question de la polarisation du montage, partagé depuis les débuts entre un axe narratif et un axe abstrait sans qu’il soit si évident d’identifier quand une tendance domine l’autre, ni même, sans qu’il soit vraiment envisageable de classer les plans en fonction de l’un ou l’autre de ces projets esthétiques. Ainsi, on peut indistinctement considérer que les trouées poétiques abstraites menacent la poursuite du récit ou que le récit fixe d’un sens chimérique la plasticité mouvante de la réalité filmique.

 

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[10] Elie Faure, De la Cinéplastique, Op. cit., p. 24.
[11] Sophie Lécole-Solnychkine et Vincent Souladié, « Les dynamiques de l’informe », dans Y. Deschamps (dir.), Eclipses, « Terrence Malick, nature et culture », n° 54, 2014, p. 91.
[12] Elie Faure, Fonctions du cinéma, Paris, Plon, 1953 [1922], p. 81.
[13] Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, « Tel Quel », 1973, p. 90.
[14] Son imaginaire étant d’ailleurs bien étriqué, Daybreak étant l’œuvre peinte la plus reproduite sur les murs des foyers américains durant les années 1920, comme le rappellent James Morrison et Thomas Schur : The films of Terrence Malick, Westport, Praeger Publishers, 2003, p. 72.