Terrence Malick et l’esthétique
de la digression

- Vincent Souladié
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Fig. 7. T. Malick, La Balade sauvage, 1973

Fig. 8. T. Malick, La Balade sauvage, 1973

Fig. 9. T. Malick, La Balade sauvage, 1973

Fig. 10. T. Malick, La Balade sauvage, 1973

Fig. 11. T. Malick, La Balade sauvage, 1973

Fig. 12. T. Malick, La Balade sauvage, 1973

Fig. 13. T. Malick, La Balade sauvage, 1973

Une nouvelle série de six plans fait immédiatement suite à ceux-ci, dans lesquels nous retrouvons Kit affairé à la construction d’une cabane dans les arbres. Toujours en gros-plan, des rondins de bois taillés à la sauvage s’enfoncent les uns contre les autres sous les coups de la hache de fortune confectionnée par lui (fig. 7). Puis ses mains ficellent les poutres d’une clôture (fig. 8) et râpent des écorces de bois à l’aide d’une pierre saillante (fig. 9). La caméra remonte en panoramique le long de son corps tandis qu’il camoufle avec minutie les parois de l’abri d’une parure de fougère (fig. 10). Le regard qu’il porte vers le haut permet le raccord vers un plan en contre-plongée amorçant un nouveau panoramique descendant à la verticale des arbres et saisissant de haut en bas l’ensemble de l’ouvrage accompli (fig. 11). Le même mouvement de caméra se poursuit dans le tout dernier plan de la séquence, maintenant situé à l’intérieur de la cabane. Aux verticales des arbres se substituent celles des deux colonnes surcadrant le paysage bucolique du tableau américain Daybreak (Maxfield Parrish, 1922) dont Holly avait volé chez son père une reproduction aux couleurs délavées avant de s’enfuir, et qui orne maintenant la paroi d’osier de leur nouveau logis (fig. 12). A l’avant-plan de cette composition peinte aux couleurs du crépuscule, entre les deux colonnes, une jeune fille drapée de blanc est allongée au sol les yeux fermés, un bras replié sur le front et un sourire serein sur le visage. Une autre figure féminine, nue, se penche au-dessus d’elle avec bienveillance. Dans la partie supérieure du tableau, des branches d’arbres fleuries dessinent comme un nid fuchsia naturel surplombant les deux personnages. A l’arrière-plan, derrière l’horizon d’un cours d’eau turquoise, une massive vallée rocheuse occupe une bonne partie du cadre. La caméra de Malick passe donc de haut en bas devant ce tableau en épousant les lignes verticales de son décor peint, puis descend le long d’une carabine posée à côté contre le mur pour rejoindre enfin Kit, endormi sur le ventre, seul dans un lit à côté de son revolver (fig. 13).

 

Eclatements narratifs

 

La première partie de cette séquence pourrait s’apparenter à un bel album d’images, au mieux destiné à décrire le cadre champêtre idyllique dans lequel le couple a trouvé refuge. Une forme de démantèlement de l’homogénéité dramatique en accompagne toutefois la présentation. D’une part, en raison du contexte criminel qui a conduit là les adolescents, dont la présence dans un cadre aussi idyllique pourrait paraître déplacée. La Ligne Rouge, Le Nouveau Monde (The New World, 2006) ou Une Vie Cachée (A Hidden Life, 2019) poursuivront à une échelle historique ces récits de conquête d’un territoire virginal dont la lenteur ou l’immobilisme d’apparence contrastent avec l’agitation et le vacarme vain de la présence des hommes.

Dans Badlands, le récit de l’odyssée meurtrière est aussi en radicale opposition avec la joyeuse ritournelle qui accompagne en off toute la séquence depuis le fondu enchaîné, à savoir le morceau lyrique et enfantin Gassenhauer, extrait d’une suite de Carl Orff et Gunild Keetman, Orff-Schulwerk (1932-1935), qui est en fait une reprise au xylophone d’une partition composée pour le luth par Hans Neusiedler (1536). Cet air de boîte à musique qui commente les images semble exprimer la déconnection enfantine du couple par rapport à la réalité. Aussi, plus loin dans cette séquence, la violence de Kit lorsqu’il manie sa hache contre les troncs d’arbre est-elle scandée musicalement, puisqu’à chaque coup porté correspond un nouvel accord enjoué de xylophone.

Les jeux de contradiction sont essentiels et se repèrent dans la distinction opérée par le montage entre les plans consacrés à filmer le milieu naturel et ceux décrivant l’édification artisanale de la cabane. La première série pourrait alors faire figure de suspens narratif visant à ménager une respiration après le meurtre du père de Holly, l’incendie de sa maison et la fuite des amants. Cette pause contemplative ferait par la même occasion office de chambre d’échos face aux exactions de Kit en y opposant une monotonie silencieuse. Les très gros plans révoquent en fait toute présence des protagonistes en scrutant pendant de longues secondes un monde qui n’est pas à leur échelle, un milieu indifférent dans lequel ils ne sont pas même des intrus puisque rejetés dans un hors-champ incertain. Rien n’indique que ces inserts d’arbres, de feuilles ou d’insectes ne sont pas contigus dans l’espace et dans le temps au regard de la présence physique des personnages, rien ne laisse supposer qu’ils réfèrent à une autre réalité filmique ; pourtant ils ne se mélangent pas. Par ailleurs, l’effet de loupe du gros plan ainsi que les changements de mise au point, sans parler de l’absence de contrechamp sur un quelconque regard, démentent concrètement l’idée que Kit ou Holly pourraient être spectateurs de ces beautés de la nature, que cette vision leur serait plus ou moins directement subjective. Le regard des personnages n’est donc pas une condition à la perception sensible de la réalité puisque celle-ci prévaut sur leur présence hétérogène.

Un feuilletage énonciatif contribue par ailleurs à opacifier, sinon à déconstruire, la narration. Durant le plan sur la rivière en crue, la voix-off de Holly, prononcée depuis un temps indéterminé par rapport au présent de la fiction, donne une description ramassée de leur nouveau quotidien : « On se cacha près d'une rivière, dans des peupliers. C’était la saison des crues. On installa une hutte dans les arbres avec des branches d'osier et de tamaris. Toute plante avait son utilité ». Comme le note Michel Chion, nous sommes les auditeurs d’une

 

voix narrative féminine appartenant à un personnage trop jeune ou trop immature pour être responsable des drames ou des horreurs auxquelles se livre le protagoniste masculin, et qui tend à voir la vie comme un grand jeu. Holly, dans Badlands, croit participer à un grand conte de fée [2].

 

Mais il est par ailleurs évident qu’Holly est dépossédée par son amant de sa propre histoire, le « nous » dont sa voix-off fait état n’étant actualisé à l’image que par la figure du personnage masculin, ses mains, son regard, son corps, qui concrétisent donc plutôt ses rêves à lui.

 

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[2] Michel Chion, La Ligne rouge, Paris, Les éditions de la transparence, « Cinéphilie », 2005, p. 52.