Le voyage suspendu : paradoxes de la pause
dans les Mémoires d’un touriste de Stendhal
- Nathalie Solomon
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Stase et digression : le rythme
Tout cela tient à la question du genre, et Stendhal n’est qu’un exemple particulièrement éclairant des conséquences textuelles de la discontinuité dans le récit de voyage. Ce qui ne permet pas d’être tout à fait satisfaite de la définition qu’on a donnée à la stase jusqu’ici : moins l’interruption d’un récit qu’elle gèlerait dans un geste révélateur de vérité qu’une digression un peu bavarde, que la conversation étourdie d’un scripteur qui se croit tout permis. Pour penser la stase dans les Mémoires d’un touriste, il faut donc poser la question de ces moments où l’action se fige et où il se passe autre chose. On hésite à donner des exemples de peur de laisser penser que ceux-ci seraient particulièrement remarquables, alors que la suspension narrative est partout, si envahissante qu’elle finit par représenter si ce n’est l’essentiel, du moins une part impressionnante du texte. Il faut quand même donner une idée de la futilité des prétextes qui amènent des digressions interminables, comme cette conversation à Lyon, occasion de rapporter les propos du compagnon anglais anonyme discourant sur l’Angleterre, son armée, son parlement, son gouvernement, etc., sans aucune motivation (t. 1, pp. 192-195), et qui dérive ensuite vers des considérations sur le temps présent, de digression en digression (t. 1, pp. 195-197). Ou encore, sans grand rapport avec Avignon où se trouve le voyageur et dont il vient d’évoquer (de manière assez fantasque) l’histoire, ou plutôt des épisodes historiques mal reliés entre eux :
Un Corse, homme de sens, M. N…, me dit :
– L’histoire de France ne commence qu’à Louis XI. De ce moment-là jusqu’ici, il y a suite. Avant Louis XI, il y a des anecdotes : Charlemagne, Charles V, La Pucelle d’Orléans. Il faudrait qu’un homme d’esprit comme Vertot traduisît en français le savant Sismondi.
Mme d’Arsac, d’Avignon, disait à ses filles :
– Mesdemoiselles, il ne faut jamais croire au très (au très beau, au très méchant ; il n’y a que du médiocre en ce monde).
Histoire de la jeune créole : « Moi connaître » (t. 1, p. 244).
Il faut renoncer à se poser la question du pourquoi, accepter le bâton rompu qui fait le charme du texte. Dans les Mémoires d’un touriste, les interruptions (on n’ose dire les interruptions du récit. Quel récit ? Où est l’accessoire ? Où est le principal ?) sont d’abord une question de rythme − c’est aussi indescriptible que de la musique, aussi purement subjectif et vibratoire. Ce qui ne veut pas dire que le voyage n’est pas raconté, que les paysages, les villes, les mœurs des habitants ne sont pas examinés, commentés avec une attention et une pertinence sans lesquels l’ouvrage serait illisible. Mais la possibilité qu’à tout instant autre chose surgisse, qui détonne, qui refuse absolument de s’expliquer autrement que par le caprice sans qu’on puisse déterminer de logique dans l’irruption de ces moments de pause, cette éventualité permanente, transforment le récit en une aventure tonale, dont on suit avec intérêt les modifications apparemment arbitraires. La stase stendhalienne est un élément essentiel du texte dans la mesure où, en sus de sa matière intellectuelle, historique, philosophique, celui-ci est constitué d’une substance indéfinissable d’ordre quasiment mélodique. Le critique est toujours un peu impuissant devant les digressions stendhaliennes, difficiles à cerner parce que leur spontanéité les expose à l’arbitraire. On est tenté de s’en remettre à la sensibilité, de compter les interruptions du voyage comme une gratification qu’il faut accepter sans trop se poser de questions. Ce texte n’est certes pas incohérent, il a trop d’esprit pour cela, mais il demeure suffisamment indéfinissable pour que les pauses qu’il s’autorise puissent être exfiltrées d’une présumée stratégie narrative.
S’oublier
Pour régler le problème de cette tendance digressive compulsive et pour essayer de définir ce qui constitue une pause dans le récit de voyage, on peut risquer l’hypothèse d’une nouvelle définition du programme narratif : ce qui compte chez Stendhal est la conscience d’être regardé, de se donner à voir dans le livre. Ou plutôt se donner à voir écrivant – l’écriture est un moyen d’investigation du réel. L’impression est comme dans Henry Brulard, comme dans la plupart des textes autobiographiques, que le narrateur stendhalien écrit pour voir, qu’il a besoin de dire pour comprendre, ou pour retrouver des sensations qui risqueraient autrement de se perdre. Les Mémoires d’un touriste n’échappent pas à ce phénomène. Leur narrateur fictif se rapproche de l’écrivain dans des confidences significatives :
Ecrire ce journal le soir, en rentrant dans ma petite chambre d’auberge, est pour moi un plaisir beaucoup plus actif que celui de lire. Cette occupation nettoie admirablement mon imagination de toutes les idées d’argent, de toutes les sales méfiances que nous décorons du nom de prudence (t. 1, pp. 247-248).
L’écriture fonctionne comme un regard dans sa modalité d’exploration du monde : au lieu d’arriver après-coup dans un geste de maîtrise et de récapitulation, elle se jette en tous sens pour tout attraper, comme s’il s’agissait de saisir par la plume ce qui parvient à la conscience par la perception, par le souvenir, par la spéculation, par l’introspection. Instrument tous azimuts de recherche et de découverte, cette conception de l’écriture-organe de perception rend assez bien compte du désordre apparent d’un texte en réalité parfaitement consistant dans la mesure où il s’organise à partir d’une voix qui cherche inlassablement.