Le voyage suspendu : paradoxes de la pause
dans les Mémoires d’un touriste de Stendhal

- Nathalie Solomon
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Ou passant immédiatement à beaucoup plus intéressant :

 

Ce vénérable reste de l’Antiquité romaine a dix-neuf mètres de largeur sur dix-sept de haut ; dès que je l’ai aperçu, je me suis cru en Italie. Mon cœur, attristé par les églises gothiques, s’est épanoui. (…) On me rabaissait l’idée de Dieu par l’image saugrenue de toutes les sottises qu’il a permis de faire en son nom ; on relève à mes yeux l’idée de l’homme (Idem).

 

Le narrateur laisse cours à son vice « excursif » dans les moments les plus propices à faire ce que tout bon narrateur de récit de voyage promet à son lecteur curieux, ne craignant pas de recourir pour ce faire à une forme particulièrement fourbe de métalepse :

 

Route de Chaumont à Langres. Comme il ne faut pas regarder la campagne, sous peine de prendre de l’humeur, j’ai envie, par forme d’épisode, de raconter ma vie (t. 1, p. 98).

 

On pourrait donner des dizaines d’exemples de la décontraction avec laquelle le narrateur des Mémoires d’un touriste refuse de faire son métier de voyageur pour parler d’autre chose, substituant la méditation à la description, partant d’une rencontre ou d’une image pour passer à des généralités qui n’ont rien à voir et dont on sent qu’elles sont ce qui l’intéressent au premier chef : une réflexion sur les différences entre roman et gothique revient obstinément lors des visites d’églises, la contemplation d’un tableau donne lieu à une longue considération sur le goût naturel (t. 1, pp. 198-199), la rencontre d’un convive retour de Russie est le prétexte à un long développement sur le pays et sur Nicolas (t. 1, pp. 362-364), etc. La pause est donc au centre du propos dans un texte somme toute étrange, qui semble n’établir aucune priorité entre le récit proprement dit, la visite des régions traversées, et les moments où l’attention se détourne et où le commentaire, la dissertation, et parfois le bavardage, prennent tout pouvoir, provoquant la frustration du collectionneur de détails géo-touristiques.

Cette logique inversée du souvenir de voyage entraîne plusieurs conséquences qui redéfinissent les attentes : si le cheminement, ses modalités et ses découvertes, sont au cœur du programme, si les réflexions et digressions qu’ils inspirent sont une autre direction possible, un peu décalée mais naturelle, l’anecdote se trouve marginalisée par rapport à la description ou à la pause réflexive : on sort du « texte » pour raconter des histoires. N’est-ce pas le monde à l’envers ? Tous les récits de voyages de l’époque romantique sont pleins de ces fables, racontées par un compagnon de voyage, issues de la mémoire ou des recherches du voyageur quand il se fait l’historien du lieu, ou encore fictions illustratives typiques de la culture locale, comme la « Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour », conte médiéval parodique dans Le Rhin de Hugo [3]. Les Mémoires d’un touriste sont coutumiers de ces morceaux de romans qui viennent interrompre le voyage pour raconter des histoires parfois assez longues, comme celle de Ganthier et Marandon, récit d’une tentative d’assassinat d’un amant sur un mari (t. 1, pp. 75-79). Ou, plus significatives encore, ces pages intitulées « Episodes de la vie d’Athanase Auger publiés par sa nièce » et copiées, nous dit le narrateur, à partir du « supplément du Constitutionnel du 19 novembre 1837 », destinées à illustrer la platitude et l’ennui de « l’esprit provincial » : une histoire d’amitié entre un abbé et son évêque sous la Révolution (non pas que la Révolution ou aucune circonstance intéressante eussent aucune part dans cette histoire – il ne s’y passe littéralement rien) (t. 1, pp. 262-267). On notera avec amusement la note de Vittorio Del Litto à propos de ces pages dont la « présence ici ne s’explique, semble-t-il, que par la crainte de l’auteur de manquer de copie » (t. 1 p. 262). Il est certes du devoir d’un critique de ne pas tomber dans le piège de la téléologie textuelle, mais on peut s’interroger sur cette conclusion, à moins de se déclarer simplement atterré par la complète futilité de ce passage dont on peut par ailleurs discuter la gratuité puisqu’il prétend justement illustrer la nullité de la conversation en province. On voit par là que la stase stendhalienne revêt un tour stratégique par la force de son impertinence et par les libertés indécentes qu’elle prend à l’égard des conventions littéraires, génériques, ou tout bonnement éditoriales.

Du fait de l’inversion formulée plus haut entre pause et récit, le romanesque devient par excellence le lieu de la suspension, et c’est quand on peut enfin se plonger dans les délices de l’action et s’attacher à des personnages qu’on se trouve le plus loin du programme annoncé. Cela donne à ces romans en miniature le charme de l’inattendu et de l’arbitraire ; cela fait surtout intervenir dans le trajet la notion de possible qui définit le genre en général et le voyage stendhalien en particulier. Non pas le possible naturellement issu d’une œuvre fondée sur le hasard des rencontres, mais le virtuel pris au sens métadiscursif, c’est-à-dire l’idée que le livre contient des histoires latentes dont la puissance romanesque fait la valeur et hybride un genre à l’ambition plus ou moins autobiographique et fondé sur la documentation ou le commentaire : l’entreprise est menacée par la fiction. Par la tentation de la fable. Par le démon du romanesque.

On a souvent décrit le récit de voyage comme une mosaïque impossible à définir, croisement de plusieurs types de récits [4]. Le texte de Stendhal va bien au-delà de cette définition du genre comme un assemblage bricolé à partir d’éléments disparates mis en forme après-coup ou au moment de l’expérience, la forme diachronique apparente recouvrant un travail de recomposition rétrospective. Tous les récits de voyage stendhaliens esquissent des romans potentiels, mais celui-ci est particulièrement intéressant parce que son objet offre a priori moins de matière que les autres, et que surtout il ne fait pas d’efforts – moins encore que dans les voyages italiens – pour mettre du lien, pour motiver au moins vaguement l’introduction d’anecdotes qui n’ont rien à voir avec l’expérience directe du voyageur. C’est l’impudence avec laquelle ces passages sont introduits sans motivation qui frappe autant que le contraste entre le récit attendu et le récit donné : la mise entre parenthèses du récit « véritable » marque une désinvolture parfaite à l’endroit du contrat de lecture.

 

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[3] Victor Hugo, Le Rhin, lettres à un ami, Paris, François Bourin, « Le Voyage littéraire », 2011, pp. 261-318.
[4] Par exemple, Philippe Antoine, Les Récits de voyage de Chateaubriand. Contribution à l’étude d’un genre, Paris, Champion, 1997.