L’interruption narrative dans les œuvres
d’Hélène Cixous
- Anicet Modeste M’besso
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Ces propos sur l’interruption portent, de toute évidence, sur la mort de son ami Jacques Derrida et sur celle à venir de sa mère Eve Cixous et mettent en évidence deux faits majeurs. Le premier est qu’il souligne une double temporalité : le temps de « l’interruption » et celui de « l’interrompu ». Le premier, c’est-à-dire « l’interruption », permettant au second, « l’interrompu » jusque-là « ininterrompu », de s’abreuver en « souffle » pendant le temps de « l’interruption » à travers une narration secondaire qui se déroule dans un temps autre. Le deuxième fait qui se trouve exprimé déjà par le premier est que ces propos font de « l’interruption » narrative : une « respiration », une nécessité vitale pour le texte. Si donc la narration cixousienne n’a pas une suite chronologique, c’est bien parce qu’il lui faut suspendre son fil narratif tout en poursuivant la narration. Rappelons ici que les deux phases de la respiration que sont l’inspiration et l’expiration desquelles s’inspire la narration cixousienne, tout en s’interrompant, permettent à la vie de se poursuivre. L’extrait suivant tout en soulignant implicitement la nécessité de « l’interruption » met en évidence la double temporalité dans cette fiction.
Ces temps se divisent en deux étendues de temps mouvantes, instables, comme deux continents transparents qui tour à tour s’adjoignent se mêlent, se mélangent, se dissocient, comme nos deux tours n’en font qu’une à deux âmes dans notre corps. Il y a le temps d’avant l’interruption de ma mère. Il y a le temps d’après l’interruption de mon ami. Je suis paradoxale dorénavant. C’est un état très difficile. Je suis avant après et après après je suis en retard et en avance je suis déjaprès et déjavant, je suis jetée en ronds encerclée [20].
Deux temporalités fictionnelles sont présentées au lecteur : l’avant et l’après « interruption » dans lesquels navigue la narratrice au moyen de l’écriture. Elle est tantôt dans l’un, qui correspond au temps d’avant « la Maladie » de sa mère et donc après celle de son « ami », tantôt dans l’autre, c’est-à-dire après « la Maladie » de sa mère et par conséquent après celle de son « ami ». Elle est, aussi « paradoxal » que cela puisse paraître, « avant après et après après ». Le déictique temporel « après » correspond au temps de la « Maladie » de sa mère. Autrement dit, elle est d’une part « en avance » sur « l’interruption » de sa mère et d’autre part « en retard » sur celle de son ami. En effet, selon ce que dévoile le discours narratif, le mal de ce dernier précède celui de sa mère : « D’abord j’ai reçu la Maladie de mon ami et je ne l’avais pas encore embrassée que je recevais la Maladie de ma mère » [21]. Toutefois ce que révèle cet extrait n’est pas tant l’aspect chronologique que la monstration d’un discours narratif à l’intérieur duquel la narratrice navigue incessamment par interruption, « jetée en ronds encerclée », dans « l’avant » et « l’après interruption », symbolique même de cette double temporalité qui travaille cette œuvre. Car en fait, ce qui est mis en valeur ici, c’est la construction du texte en une sorte d’interruptions successives à travers la double temporalité. Comme elle le souligne, « c’est un état très difficile » que d’être sous le même coup « en retard et en avance » sur deux situations a priori différentes mais réunies dans un même ensemble. En effet, si la scission du temps en « deux étendues de temps mouvantes », pourtant dissociées, « s’adjoignent se mêlent, se mélangent [et] se dissocient », comme une nécessité dans un même acte d’écriture et donc dans une même temporalité fictionnelle, c’est qu’il y a nécessairement une passerelle entre l’une et l’autre, un aller et un retour en circuit de l’une vers l’autre sur l’axe temporel de l’œuvre. Cette passerelle est assurée par « l’interruption ». Au-delà de la présentification de la dualité du temps, il y a une réelle communication en boucle, un jeu de passage entre le présent et le passé qui est mis en scène à travers la suspension de l’un par l’autre. Sa justification ici peut ne pas paraître évidente sauf si l’on tient compte du présent de l’énonciation « je suis » et du contenu « passé » de l’énoncé. Le « je » est dans l’entre avant-après. Il est entouré par cet entre-deux temporel de sorte qu’être à la fois avant et après, à en croire le discours narratif, ne peut avoir de sens que dans une logique circulaire. Dans l’extrait suivant, ce jeu entre présent et passé est beaucoup plus éloquent, d’autant qu’il montre la suspension du temps narratif principal. Le passé (re)surgit à la place du présent, faisant de facto et implicitement du présent le passé et du passé le présent. La narratrice alors absorbée par le temps (présent) de l’onction de la peau de sa mère atteint d’une « Maladie-Comédie » [22] fait intervenir dans le fil narratif un autre temps (passé) pendant lequel elle se souvient des propos de son « aimé ».
Comme j’admire le tranquille de la façon sans mots. Je ne peux pas le supporter. Elle : dans sa peau. Pendant ce temps je suis dans la pendance du temps avec mon aimé, nous pensons, cela fait tout trembler dis-tu, jeudi dernier. Jeudi passé est maintenant dans la pièce où j’oins maman. Je cite ici l’heure tirée de notre histoire (...). Je la retiens encore par les phrases, par les franges, par les accents de ses voix [23].
Cette « pendance du temps » témoigne d’une autre suspension temporelle en plus de l’interruption du temps de l’onction de la mère. Le temps de l’onction est suspendu et laisse advenir à sa place « Jeudi passé ». Mais il y a mieux : ce « jeudi passé » qui interrompt la scène principale de l’onction est lui-même suspendu. Il est un temps pendu que la narratrice ne veut laisser passer, elle le retient « par les phrases, par les franges ». En effet, de ce « jeudi passé » qui se substitue au présent, le lecteur n’a que « l’heure tirée » ou du moins celle que la narratrice étire, étend, suspend à travers « les accents de [la] voix » de son « aimé » qu’elle entend encore dire « Je te fais plus confiance qu’à moi-même » [24] alors même qu’elle est « dans la pièce où [sa] mère se fait pure confiance en [elle] qu’elle appelle "ma fille" » [25]. Au-delà de la double temporalité – le temps de l’onction et celui du passé qui surgit pendant l’onction – cet extrait met aussi en évidence le deuxième fait jusque-là laissé, en apparence, en suspens c’est-à-dire la respiration nécessaire qu’est l’interruption dans la narration cixousienne. L’extrait précédent est à ce sujet intéressant d’autant plus que ce « jeudi passé » vient comme oxygéner le temps de l’onction qui se déroule dans un silence insupportable pour la narratrice. Soulignons au passage que, dans le cas de cet extrait, la confiance est ce que le souffle est au processus de respiration. En effet, tout comme la respiration tourne autour du souffle, l’interruption dans cet extrait tourne autour de la confiance, de « La façon dont la mère se laisse faire » [26].