L’interruption narrative dans les œuvres
d’Hélène Cixous

- Anicet Modeste M’besso
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Une analyse des titres cixousiens qui intéressent cette étude semble confirmer cette « concordance discordante » dont parle Ricœur tout en en faisant ressortir la double temporalité. Que nous révèlent en réalité ces titres d’œuvres ? Hyperrêve souligne, de par le préfixe hyper– qu’il s’agit de tout autre chose qu’un rêve. C’est plus précisément une réalité «au-delà» du rêve dans laquelle le réveil ne sera d’aucun secours comme le constate ces propos de la narratrice : « Ma mère est passée. Ce n’est pas un rêve. L’au-delà est maintenant dans la maison. C’est un hyperrêve. Rien de plus violemment réel » [11]. Dans le Prière d’insérer qui accompagne l’œuvre, la narratrice dit ce qu’est un Hyperrêve : « Or c’est en ces temps-là, au moment où tout est perdu que je trouverai la réponse à la mort, le chemin du bonheur dans la douleur : c’est autre chose qu’un rêve, c’est l’hyperrêve » [12]. Le titre Eve s’évade souligne, quant à lui, du premier abord, la fuite qui est le seul contenu du « rêve du prisonnier » [13]. Autrement dit, il signale implicitement le rêve, l’évasion qui bouleversera la narration. Mais il y a plus important, et c’est cela qui nous intéresse ici. Ces deux titres mettent en évidence le prénom Eve, caché sous – rêve de Hyperrêve et sous le verbe conjugué « s’évade ». Eve, c’est le prénom de la mère d’Hélène Cixous devenue, depuis Osnabrück [14], une figure centrale de son œuvre fictionnelle. Ce prénom qui signifie « la vivante » – « Eve : la vivante » – est aussi dans sa prononciation anglaise Eve un mot traduisant « la veille ». Finalement en ce qui concerne Hyperrêve deux possibilités de compréhension s’offrent au lecteur : soit « Hyper/REve » ou « Hyperr/Eve ». Pour ce qui est de Eve s’évade, l’on a « la v(i)eille s’évade » [15]. Ce qui rejoint somme toute les propos de la narratrice dès les premières pages de l’œuvre : « La veille ne reviendra jamais. Plus jamais on ne grimpera d’un pas vif les marches de marbre de la vie d’avant » [16]. On remarque l’amphibologie. Cette digression nous permet de faire la remarque suivante. Les motifs Rêve et Eve qui s’imbriquent pour constituer les titres appartiennent à deux temporalités différentes – Eve la mère est du domaine de la réalité fictionnelle que nous appelons tf1 et le rêve à la seconde temporalité. Autrement dit, dès les titres qui impliquent chez Cixous un engagement, une promesse, un événement à venir, la stase se fait remarquer. La réalité fictionnelle est suspendue par l’onirisme quand bien même ces titres s’adjoignent pour former quelque chose de continu. Ce programme du titre se réalise dans ces œuvres d’Hélène Cixous dans lesquelles le temps est mis à mort.

Le suspens narratif dans les œuvres d’Hélène Cixous fonctionne comme une nécessité vitale pour le récit. Il est une sorte de respiration dont a besoin ce dernier pour s’écrire jusqu’à son terme. Or, que se passe-t-il pendant la respiration, ce processus physiologique si naturel qu’on en oublie les différentes phases ? Pour peu que l’on s’y intéresse, se remarque aisément et de manière continue l’interruption de l’inspiration par l’expiration et inversement. Ce processus qui permet à la vie de tisser son fil ne va donc pas sans interruption.

Pour revenir à l’œuvre d’Hélène Cixous afin de montrer que l’interruption fonctionne comme une respiration indispensable à la narration, parcourons Hyperrêve. Récit composé de strates temporelles infinies, cette œuvre se déroule fondamentalement sur une double temporalité fictionnelle : le rêve et « l’au-delà » du rêve. Il y a, en effet, une première temporalité (tf1) dans laquelle se déroule la scène principale pendant laquelle la narratrice oint la peau de sa mère Eve, atteinte d’une maladie. Cette temporalité qui déroule la narration principale est sans cesse suspendue par une seconde temporalité (tf1’). Cette dernière à contenu variable est constituée de narrations correspondant à la pensée pour son ami malade et à des rêveries et rêves multiples qui surgissent pendant qu’elle oint le corps de sa mère, c’est-à-dire pendant la première temporalité. Ces deux temporalités, ainsi qu’on peut l’entrevoir, s’interrompent mutuellement. C’est à bien des égards ce que schématisent ces propos de la narratrice :

 

Je me vois à genoux devant le corps debout de ma mère, puis accroupie, selon moi son corps se divise en plusieurs corps et états de corps, c’est-à-dire selon le parcours effectué avec mes mains d’une part et d’autre part ma pensée, mes mains dans un ordre, et ma pensée allant et venant du corps de ma mère [17].

 

Dans cet extrait, elle exprime à travers une réminiscence, et par le biais d’un discours théorique, la justification de cette double temporalité de manière métaphorique à travers la division bipartite sommaire qu’elle se fait du corps de sa mère, eu égard aux parcours différents qu’effectuent simultanément ses mains et sa pensée. Ce parcours différentiel des « mains » et de la « pensée », d’ailleurs représentatif des fictions de Cixous, témoigne du temps de la narration principale et de celui de la narration secondaire. Mais au-delà de cette expression métaphorique du temps et du corps, – le corps étant la métaphore toute trouvée du temps et inversement : « tu es le temps » répète la narratrice à sa mère, expression sur laquelle nous reviendrons en abordant Eve s’évade –, c’est le trajet de la « pensée allant et venant du corps de [la] mère », représentatif par ailleurs du temps de l’énonciation et de celui de l’énoncé, qui retient notre attention, tant il témoigne de l’interruption temporelle qui travaille cette œuvre. On peut à ce stade s’interroger sur l’intérêt du tissage de cette double temporalité qui déstabilise la chronologie narrative.

Dès les premières pages d’Hyperrêve, la narratrice, dans une réflexion portant sur ce qu’elle appelle « les derniers temps ultimes » [18] donne le tempo en soulignant l’importance de l’interruption.

 

L’interruption n’interrompt que l’ininterrompu. Elle est une respiration. Sur ce mystère nous sommes toujours d’accord, mon ami et moi. L’interruption permet à l’ininterrompu de se reposer un instant et à l’interrompu de reprendre souffle.
Toutefois l’Interruption Ultime entraîne d’innombrables modifications intérieures. Tout change, Tout d’Un Coup. D’un instant à l’autre on est comme né jeté dans l’espace obscur agité totalement inconnu des Derniers Temps [19].

 

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[11] Hélène Cixous, Hyperrêve, Op. cit., pp. 178-179.
[12] Ibid., Prière d’insérer.
[13] Hélène Cixous, Eve s’évade, Op. cit., p.72.
[14] Hélène Cixous, Osnabrück, Paris, Des femmes, 1999.
[15] Maribel Peñalver Vicea, « J’ai mal à ma mère » : de l’amour à la mort ou le travail du deuil prématuré » dans Cixous after / depuis 2000, Leiden / Boston, Brill / Rodopi, « Francopolyphonies », 2017, p. 112.
[16] Hélène Cixous, Eve s’évade, Op. cit., p. 81.
[17] Hélène Cixous, Hyperrêve, Op. cit.,  pp. 26-27.
[18] Ibid., p. 15.
[19] Ibid., p. 16.